Laisser du temps au temps ou, pour le dire plus prosaïquement, jouer la montre : la stratégie de Marine Le Pen est apparue au grand jour, lundi 30 septembre, au premier jour de son procès. Elle et vingt-cinq autres personnes, élus ou collaborateurs du Rassemblement national – anciens ou toujours en fonction –, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour y répondre de « détournement de fonds publics », recel ou complicité, dans l’affaire des assistants du Parlement européen.
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Plus encore que les sanctions théoriquement encourues (dix ans d’emprisonnement, une amende d’un million), la peine complémentaire d’inéligibilité, « automatique » depuis 2013, en cas de condamnation pour les délits reprochés à Mme Le Pen (détournement et complicité de détournement), compromet sérieusement sa candidature à l’élection présidentielle de 2027. Une épée de Damoclès qui, dans ce procès, pèse aussi sur d’autres prévenus titulaires d’un mandat électif : on songe aux députés (RN) de l’Yonne et de l’Eure Julien Odoul et Timothée Houssin, ou encore à l’eurodéputé Nicolas Bay (ex-Reconquête), dont les mandats sont menacés.
Marine Le Pen et la stratégie de la tortue
La course contre la montre dans laquelle est engagée la fille de Jean-Marie Le Pen (lui-même poursuivi dans cette affaire, mais dispensé de comparution en raison de ses 96 ans et de son état de santé) consiste non pas à en finir au plus vite, mais, au contraire, à étirer le temps judiciaire aussi loin que possible. En tout cas, jusqu’au second tour de l’élection présidentielle, en mai 2027. La stratégie de la tortue, en somme…En cas d’élection, Marine Le Pen bénéficierait alors de l’inviolabilité présidentielle, ce qui la mettrait à l’abri de tous les actes et procédures « détachables de son mandat », le temps de son bail à l’Élysée.
En utilisant toutes les voies de recours possibles (appel d’une éventuelle condamnation, pourvoi en cassation), la candidate (déjà) déclarée du RN à la fonction suprême espère échapper ainsi à « l’empêchement » qu’impliquerait pour elle une peine d’inéligibilité – étant précisé que celle-ci peut être assortie du sursis, comme on l’a vu il y a quelques mois dans le procès intenté à plusieurs eurodéputés du MoDem.On n’en est pas là, tant s’en faut. Le procès de première instance ne fait que commencer et Marine Le Pen, présumée innocente comme n’importe quel justiciable, n’est pas à l’abri d’une relaxe.
Tailleur sombre, talons aiguilles et brushing impeccable, elle a joué la décontraction, lundi après-midi à son arrivée sous bonne escorte au tribunal de la porte de Clichy, claquant des bises à tout-va une fois parvenue dans la salle d’audience – avec plus ou moins de ferveur, tout de même, selon ses interlocuteurs.À quelques journalistes rencontrés dans la salle des pas perdus, elle s’est dite « sereine », jurant disposer de « nombreux arguments à développer pour défendre la liberté parlementaire qui [lui] semble être mise en cause dans cette affaire », promettant de nombreux rebondissements, sans en dire davantage. « Le procès n’a pas vocation à se tenir dans le couloir », a-t-elle pris soin de rappeler.
Estimant « n’avoir violé aucune règle », elle entend en tout cas se battre de bout en bout, durant ce procès dont elle ne devrait manquer aucun jour d’audience, ou presque. « Je répondrai à toutes les questions que le tribunal voudra bien me poser », a-t-elle promis lorsque la présidente la convoqua à la barre, lors d’un interminable appel des prévenus. « Me permettrez-vous, le temps de ce procès, de vous appeler Marine Le Pen, même si votre état civil mentionne le prénom de Marion ? » lui a demandé Bénédicte de Perthuis, la présidente.
« Bien sûr », a consenti Marion-Marine Le Pen.
Ce scénario catastrophe pour Marine Le Pen qui n’est pas à exclure
Vu la complexité de l’affaire et le nombre de prévenus, il est à peu près certain que le tribunal se laissera quelques mois pour statuer et rédiger son jugement, une fois que les débats auront été clôturés – fin novembre si tout va bien. En cas de condamnation, Marine Le Pen ferait immédiatement appel (droit ouvert aussi au parquet, en cas de relaxe ou de peine trop clémente), ce qui, vu les délais judiciaires, laisserait augurer un deuxième procès fin 2025 au plus tôt.
Le délibéré de la cour d’appel lui laisserait, à nouveau, un répit de quelques mois qui pourrait la mener jusqu’au premier semestre 2026. Viendrait alors, dans le pire des scénarios (une condamnation en appel assortie d’une peine d’inéligibilité), le temps du pourvoi en cassation. Avec un peu de chance, la chambre criminelle pourrait se hâter lentement et ne rendre son arrêt qu’après la présidentielle.
Élue, Marine Le Pen serait alors immunisée. Protégée des foudres de la justice, le temps de son mandat.Un scénario catastrophe n’est pas à exclure, même s’il relève plutôt de la fiction judiciaire : le tribunal aujourd’hui saisi pourrait faire preuve d’une extrême sévérité en prononçant une peine d’inéligibilité et en l’assortissant de « l’exécution provisoire », ce qui aurait pour effet de ne pas rendre l’appel suspensif.
Un cas de figure hautement improbable, sauf à vouloir s’exposer aux critiques d’une justice implacable et partisane. À LIRE AUSSI Les enjeux cachés du procès de Marine Le PenTout ceci fait évidemment beaucoup de « si » et d’hypothèses d’école. Pour l’heure, Marine Le Pen n’est « que » députée RN (présidente de son groupe à l’Assemblée nationale) et sur le front judiciaire, les hostilités ne font que commencer.
Sans surprise, elles se sont ouvertes par un bouquet de procédures en tout genre, dont il serait désobligeant de prétendre qu’elles ne sont que dilatoires, même si elles sont potentiellement chronophages.Comme il fallait s’y attendre, la défense a commencé par soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle pourrait avoir pour effet, si le tribunal devait la juger « sérieuse » et « nouvelle », de suspendre les débats, le temps de son examen par la Cour de cassation.
Un député européen est-il une personne chargée d’une mission de service public ?
L’avocat de Marie-Christine Boutonnet, députée européenne soupçonnée d’avoir utilisé son enveloppe d’assistance parlementaire pour rémunérer un graphiste en poste au Paquebot (siège du RN), entre 2014 et 2016, s’y est collé.
Avec talent et grandiloquence, il s’en est pris à « l’imprécision » de l’article 432-15 du Code pénal qui définit le délit de détournement de fonds publics reproché à sa cliente : « La clarté de la loi est l’un des éléments fondamentaux de la sécurité juridique. Nous la poursuivons, tel Don Quichotte, comme une inaccessible étoile », a lancé le plaideur en donnant lecture de l’article en question : « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission. »Une loi « obscure », selon lui.
« Or, nous avons besoin de textes clairs et précis, il s’agit là d’un principe constitutionnel car l’obscurité législative est le prélude à l’arbitraire », a-t-il encore plaidé. « Qu’est-ce qu’une personne chargée d’une mission de service public ? Sur quel fondement la Cour de cassation s’autorise à faire entrer le député européen dans cette catégorie ? Disposons-nous d’un régime de responsabilité pénale des parlementaires européens ? On peut le regretter mais, à ma connaissance, non », a conclu en substance Me Laurent de Caunes, qui rappelle que la loi pénale est « d’interprétation stricte ».Vétéran du FN, ex-député européen et lui aussi prévenu, Bruno Gollnisch s’est alors approché de la barre, forçant un peu le passage pour saluer cette « brillante démonstration », y ajoutant « le principe de la séparation des pouvoirs », sérieusement malmené, selon lui, dans cette affaire qui, à 74 ans, l’éclabousse.
Deux heures de plaidoirie et de réquisitions plus tard, le tribunal a rejeté la QPC, comme l’avait suggéré le parquet. L’avocat de Marine Le Pen s’est, à son tour, levé pour relancer l’offensive, non pas avec une QPC mais par le biais d’une « question préjudicielle », autre complication que Me Rodolphe Bosselut entend poser cette fois à la Cour de justice de l’Union européenne. Même logique, là encore : y faire droit contraindrait le tribunal à surseoir à statuer, le temps que la juridiction luxembourgeoise s’en empare et puisse y répondre.
En substance, la défense de Marine Le Pen souhaite interroger la Cour de justice sur la fonction d’assistant parlementaire, un travail que le Parlement de Strasbourg considère comme devant être « directement lié à l’exercice du mandat parlementaire du député employeur », là où la cheffe de file du RN y voit « une fonction politique », « comme le veut la tradition française ».« Ma cliente ne prétend pas être victime d’un procès politique. En revanche, le procès qu’on lui fait est un très mauvais procès fait à la politique et à la liberté parlementaire, mises à mal par un règlement du Parlement européen qui se fait justice à lui-même en voulant transformer les assistants parlementaires en fonctionnaires », a soutenu Me Bosselut.
« Le parquet, dans cette poursuite, tient pour acquis un mauvais usage, un mésusage de l’enveloppe des assistants parlementaires des députés européens. Mais un mésusage de quoi ? Que nous reproche le Parlement dans son magma de règles obscures et hétéroclites ? De faire faire de la politique à nos assistants parlementaires. Est-ce mal ? Est-ce suspect ? Chez nous, l’assistant est un passage obligé dans une carrière politique.
» La preuve : « Gabriel Attal fut le collaborateur de Marisol Touraine, Gérald Darmanin celui de Jacques Toubon », rappelle le conseil de Marine Le Pen. Me Bosselut oublie de préciser que certains « assistants » d’eurodéputés étaient occupés, au siège du RN, à Saint-Cloud puis à Nanterre, à des fonctions de garde du corps, de graphiste ou de secrétaire…, fonctions relevant davantage de l’intendance que de la politique européenne. Mais de cela, il sera question un peu plus tard.
Pour l’heure, Me Bosselut pose à la Cour de justice la question de la validité des règlements du Parlement, sur la fonction d’assistant parlementaire. Des règles restrictives qui, selon lui, « violent le principe constitutionnel de l’interdiction des mandats impératifs [qui vise à protéger les parlementaires de directives contraignantes] et le principe de la légalité criminelle ». « Il n’est pas ici question d’un mauvais usage des enveloppes d’assistance parlementaire mais d’un usage frauduleux », lui a répondu Me Patrick Maisonneuve, avocat du Parlement européen – qui a réévalué à 3 millions d’euros le montant de son préjudice, dans ce « détournement systémique et organisé ».
« J’ai pris des fonds dévolus aux assistants parlementaires et je les ai mis au service du groupe politique que je dirigeais. Voilà la réalité ! C’est aussi simple que ça ! » résume de sa grosse voix Me Maisonneuve, qui conclut, comme le parquet, au rejet de la question préjudicielle.Le tribunal statuera mardi.
De nouvelles nullités de procédure seront examinées le même jour et mercredi encore, avant l’audition des premiers prévenus. Marine Le Pen sera appelée à la barre le 14 octobre.