"C’est réunifier la France gaullienne et les fusillés communistes" – L'Express


Une entrée au Panthéon pour le 80e anniversaire de sa mort. L’Arménien Missak Manouchian, fusillé à l’âge de 37 ans au Mont Valérien le 21 février 1944, va être le premier résistant étranger et communiste à se joindre aux 81 autres personnalités du temple mémoriel. Son visage est connu : il a été immortalisé aux côtés de neuf autres compagnons d’armes sur l’Affiche rouge.

Ce document de propagande, conçu par les nazis au moment du procès du groupe Manouchian, en février 1944, avait fini par se retourner contre ses instigateurs. Les dix visages étaient devenus un symbole de lutte dans la France occupée. Incarnation de la contribution des étrangers à la Résistance, chef militaire des Francs-tireurs et partisans-main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), les unités de résistance communistes en France, Missak Manouchian reposera dans le caveau numéro 13, aux côtés de Joséphine Baker et de l’écrivain Maurice Genevoix.

Directeur de recherche émérite au CNRS, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Denis Peschanski est dernièrement le coauteur de Manouchian (Textuel, 2023), aux côtés de Claire Mouradian et Astrig Atamian, et du documentaire d’Hugues Nancy pour France Télévisions Manouchian et ceux de l’Affiche rouge (2024). Le spécialiste revient sur ce que symbolise cette panthéonisation, mais répond aussi aux réactions contrastées qu’elle a suscitées, notamment dans L’Express.L’Express : Pourquoi, parmi les résistants étrangers, Missak Manouchian a-t-il été choisi en particulier pour reposer au Panthéon ?Denis Peschanski : D’abord, en raison des actions de résistance qu’il a menées avec les FTP-MOI.

Ensuite, par l’Affiche rouge, cette campagne terrible de dénonciation des juifs étrangers et des communistes participant à la Résistance, qui s’est retournée contre l’officine collaborationniste l’ayant mise en œuvre. Enfin, en raison de la rencontre d’un poète, Aragon, et d’un chanteur, Léo Ferré, qui l’ont immortalisé dans leurs œuvres. Les vingt-trois du procès de l’Affiche rouge auront leur nom inscrit sur le mur juste à côté du caveau numéro 13 où reposeront Missak et Mélinée.

A ces vingt-trois a également été ajouté Joseph Epstein, chef des FTP de la région parisienne, supérieur hiérarchique de Manouchian, avec qui il a été arrêté.Quelle signification attribuer à la panthéonisation de Manouchian ?Avant toute chose, une remarque : pourquoi cette panthéonisation n’a-t-elle pas été organisée avant ? Pourquoi est-il le premier résistant étranger et le premier résistant communiste à être panthéonisé ? La question se pose d’autant plus que, comme je l’indiquais précédemment, Manouchian est entré dans la mémoire collective à la suite du poème d’Aragon L’Affiche rouge, dont la diffusion a été démultipliée par la composition de Léo Ferré.LIRE AUSSI : Entrée de Joséphine Baker au Panthéon : qui sont les autres « panthéonisés » ?Ensuite, soulignons que la démarche visant à faire entrer Manouchian au Panthéon, porté par le comité de soutien à la panthéonisation initié par Jean-Pierre Sakoun, a été menée dans une perspective universaliste.

Il ne s’agissait pas de répondre à ce qui est aujourd’hui la règle, à savoir l’assignation à résidence dans des petites cases communautaristes. La vie de Manouchian est marquée par de multiples matrices qui s’emboîtent. D’abord, le génocide des Arméniens.

Cette histoire va évidemment le marquer toute sa vie. La deuxième matrice, c’est la matrice française. Pas la France de Pétain, mais celle de la Révolution française.

Et la troisième : la matrice communiste internationaliste.La matrice communiste et la française, qui vont être magnifiées sous le Front populaire, sont communes à tous les combattants FTP-MOI de la région parisienne, en particulier ceux qui ont été fusillés. La plupart d’entre eux ont laissé une dernière lettre.

Dans ces lettres de fusillés – qui pour la plupart sont des étrangers – ils écrivent, sous une forme ou sous une autre : « Vive la France ! « . Manouchian le dit lui-même, avec ses propres mots, dans une lettre dramatique et magnifique.Plusieurs démarches et demandes avaient déjà été entreprises pour panthéoniser Manouchian.

Pourquoi cette dernière n’intervient-elle que maintenant ?Cette panthéonisation a été demandée à François Hollande, qui l’a refusée. Jamais officiellement, certes. Mais, dans les faits, il a fait entrer quatre résistants au Panthéon en 2015 : Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay.

Il avait proposé ces noms l’année précédente, à l’occasion de la commémoration des 70 ans de l’exécution du 21 février, ce qui a quand même fait sursauter un certain nombre de connaisseurs du sujet. Comment expliquer cela ? Nous pouvons avancer des oppositions politiques, bien sûr – il est question de résistants communistes – mais aussi idéologiques : je pense que pour certains segments de l’appareil d’Etat, la reconnaissance d’étrangers résistants posait problème.LIRE AUSSI : De Jean Moulin à Missak Manouchian : le Panthéon, un outil politique de la Ve RépubliqueUn tournant dans la question mémorielle a été engagé le 18 juin 2023, quand le président de la République a annoncé la panthéonisation de Manouchian.

Ce jour-là, pour la première fois, un chef de l’Etat est descendu à la clairière des fusillés, au mémorial du Mont Valérien. En faisant cela, il a réunifié la France combattante gaullienne, qui a toujours été honorée, et la mémoire des fusillés, jusqu’ici toujours oubliée le 18 juin. Cette réunification était une étape fondamentale.

Il a également fait quelque chose dont on parle peu, en reconnaissant des étrangers résistants et otages morts pour la France.Le 30 mars 2023, à l’occasion d’une première rencontre à l’Elysée au sujet de la panthéonisation de Manouchian, Bruno Roger Petit, le conseiller mémoire, m’a demandé de trouver des survivants qui n’auraient pas été honorés et à qui l’on pourrait remettre la Légion d’honneur. Compliqué, 80 ans après.

J’ai contacté une association de descendants de résistants, puis une autre. En vain. A la troisième, on m’a expliqué que le problème ne se trouvait pas du côté de la Légion d’honneur, mais de celui des étrangers « morts pour la France ».

Parmi les fusillés du Mont Valérien, 92 étrangers des 184 ou 185 étrangers (le chiffre n’est pas stabilisé) qui s’y trouvent n’étaient pas reconnus selon cette qualité ! Comment expliquez-vous les réticences qui ont entouré cette reconnaissance ?Il faut chercher du côté des affrontements politiques, en particulier avec la Guerre froide. A cette époque, les communistes, en particulier les communistes étrangers, sont les ennemis. Réciproquement, le Parti communiste s’oppose radicalement au pouvoir.

C’est une question de segmentation de l’appareil d’Etat, avec des réticences sans doute du côté de l’armée. Ce sujet montre l’incapacité à se confronter, encore aujourd’hui, à la singularité de la Seconde Guerre mondiale.Vous avez mené vos recherches grâce aux archives nationales, notamment celles de l’épuration.

Comment avez-vous procédé ?Au début, j’ai effectivement été confronté à des difficultés. Dans les années 1980, l’accès aux archives de la Préfecture de police était fermé. Or, vers 1986, j’ai pensé que ces policiers des Brigades spéciales des renseignements généraux – ceux qui avaient mené les filatures et arrêté Manouchian – devaient avoir eu des problèmes au moment de l’épuration.

Je suis allé voir les Archives nationales. Dans ces dernières, j’ai regardé les procès d’épuration, qui ne dépendent pas du ministère de l’Intérieur ou de la préfecture de police, mais du ministère de la Justice, qui était à l’époque beaucoup plus libéral dans ses accords d’accès. Il fallait une dérogation.

Obtenue donc.Dans ces documents-là, j’ai trouvé des pièces à charge et à décharge, dont les PV de filature. On parle de rapports de 50 pages.

J’en ai extrait les trois filatures de la police parisienne qui se sont succédé de janvier à novembre 1943. A l’époque, les policiers – notamment ceux de la deuxième Brigade des Renseignements généraux (BS2) -, traquent les FTP-MOI. Grâce à ces traces, on constate que Manouchian n’a pas été trahi dans les derniers jours précédant son arrestation.

: il était suivi, comme tous ses camarades. La police a bien su faire le travail qu’elle avait alors à accomplir. Ces recherches ont nourri le livre écrit avec Adam Rayski et Stéphane Courtois, Le Sang de l’Étranger, paru en 1989.

Aujourd’hui, les archives de la Seconde Guerre mondiale sont non seulement ouvertes à tous les lecteurs, mais sont pour la plupart numérisées, ce qui permet d’avancer dans nos recherches.Vous évoquez Stéphane Courtois. L’historien a signé, dans les colonnes de L’Express, une tribune où il avance que le Parti communiste a effacé ses résistants Juifs.

Qu’en pensez-vous ?Je pense que Stéphane Courtois est plus mû par l’idéologie que par la science. Il sait très bien – et nous l’avons dit dans Le Sang de l’étranger – qu’il y a eu un moment vraiment problématique, au tournant des années 50, où l’agenda politique change. On se trouve dans la Guerre froide.

Pour le camp occidental, l’ennemi devient l’Union soviétique et le Parti communiste. Et inversement. On se retrouve avec des procès organisés par Staline dans tous les pays d’Europe de l’Ouest.

Ces derniers visent en particulier les anciens responsables étrangers de la résistance française, qui étaient souvent précédemment dans les Brigades internationales en Espagne. Dans ces derniers, beaucoup étaient juifs. Tout le monde pense par exemple à Artur London.

Cela a évidemment eu des conséquences, parce que ces personnes ont disparu de la mémoire communiste pendant des années. Mais ce n’est pas le cas de tous. Stéphane Courtois a tort, parce qu’il n’a pas assez travaillé.

Dans les suites de la Libération, ces étrangers ont été honorés tous les ans. Après la mort de Staline, London a été réhabilité.LIRE AUSSI : Manouchian au Panthéon : comment le Parti communiste a effacé ses résistants juifsVous exprimez également un désaccord avec l’historien Sylvain Boulouque, lui aussi auteur d’un texte sur le site de L’Express, où il explique que le résistant était passé aux aveux.

C’est le pire. Ce texte avance l’idée qu’on n’a jamais travaillé sur ces archives avant lui. Or, j’en parle dans un documentaire de France 2, qui s’appelle La traque de l’affiche rouge.

Je pose la question, et j’y réponds. J’y dis que mon problème n’est pas que des gens parlent sous la torture, mais comment des gens ont fait pour ne pas parler, ou bien pour donner des éléments qui n’étaient pas décisifs. Comment était-ce possible ? Ensuite, il faut reprendre les éléments du dossier, un par un.

LIRE AUSSI : Manouchian : comme beaucoup d’autres, le résistant était passé aux aveux, par Sylvain BoulouquePrenons Epstein, le chef des FTP parisiens arrêté avec Manouchian. Interrogé sur trois rendez-vous retrouvés sur lui, il explique qu’il s’agit de rendez-vous qu’il va avoir avec ses responsables. Mais qu’il a déjà prévenu son agent de liaison de sa situation, et que la police ne devrait pas prendre la peine de se déplacer.

Que les lieux seront déjà vides. Ils se déplacent malgré tout : premier lieu, personne ; deuxième lieu, personne. Mais la troisième personne n’est pas prévenue par manque de temps, et est arrêtée.

Toute la direction FTP va tomber dans la foulée.Les exemples que Sylvain Boulouque donne se retrouvent dans les PV d’interrogatoires. On s’y aperçoit que Manouchian donne soit des indications sur des actions menées et qu’ils ont déjà revendiqué, ou soit il évoque des pseudos.

Deux cas se présentent alors. Premier cas, la police a déjà repéré les personnes ou les actes désignés, et dans ces cas-là, les agents n’apprennent rien. Deuxième cas, l’article de Sylvain Boulouque l’indique lui-même : Manouchian a effectivement donné des éléments, mais la police n’a rien trouvé grâce à eux.

L’exemple le plus symptomatique est l’évocation de Mélinée. Il indique l’endroit de la planque de Mélinée, rue de Louvois. Mais quand la police arrive sur place, il n’y a plus personne.

Manouchian se doute qu’elle a alors été exfiltrée par les Aznavourian, les parents de Charles Aznavour. Il avait été évidemment convenu que s’il ne donnait pas de signe de vie au bout d’un certain temps, il fallait qu’elle change immédiatement de lieu d’habitation. Ce qu’elle a fait.

Enfin, même si Manouchian ou Esptein avaient parlé… il faut avoir un peu de dignité quand on traite du sujet de la torture. Je suis pour l’exigence de vérité quand on est historien. Mais il faut aussi faire preuve de respect vis-à-vis des sources.

Il ne s’agit pas du tout de cacher la vérité. Il s’agit de savoir ce qu’impliquait ce combat et de ne pas sombrer.Quel était le rôle des FTP-MOI dans la résistance ? Ont-ils eu une action effective, militaire, ou simplement symbolique ?C’est une question fondamentale : celle de savoir quelle est l’efficacité de la guérilla urbaine menée par des FTP-MOI.

Elle a commencé après la rupture du pacte germano-soviétique en 1941. Très vite, les communistes français se sont lancés dans la lutte armée, et singulièrement à Paris où il y a eu les forces les plus importantes. Elles existaient aussi à Lyon, à Grenoble, à Marseille… Au début, on a des structures diverses, qui mènent des exécutions ou des attentats : des premières bombes, contre des hôtels ou des restaurants fréquentés par des Allemands.

LIRE AUSSI : Manouchian au Panthéon : quand l’édition s’empare de l’évènementJusqu’à récemment, je disais que l’efficacité de cette résistance militaire, se mesurait à l’aune du politique. C’est ce que l’on voit avec l’exécution de Julius Ritter, chef du service du travail obligatoire, en France. Il était chargé d’organiser la déportation des jeunes vers l’Allemagne, une opération qui avait complètement traumatisé la société française.

Ordonnée par Manouchian – qui ignorait qu’il s’agissait de Ritter, et savait juste qu’il s’agissait d’un hiérarque allemand – cette exécution va avoir un impact considérable dans la population. Les Français ont la preuve que la résistance existe et est efficace. Elle a liquidé la personne qui est responsable de la déportation de milliers de Français.

Ça a dû être un soulagement incroyable, qui a amené une vraie sympathie à l’égard de la résistance.A ce côté politique s’ajoute un effet militaire. Dans les archives de la préfecture de police, je me suis aperçu que tous les jours, deux ou trois actions se traduisaient par des morts, des blessés, des dégâts.

Ce devait être insupportable pour les Allemands : être sous la menace permanente de résistants étrangers ! Il ne faut pas oublier qu’en 1940, le premier objectif stratégique des Allemands est d’assurer la sécurité des troupes d’occupation, partout où elles se trouvent. Donc oui, le combat des FTP-MOI a eu une importance politique. Mais aussi une importance militaire, par son impact sur les forces d’occupation.