Valérie Toranian, des nouveautés cosmétiques au péril islamique : Acrimed


Trop, c’est trop. Indignée par « l’avalanche de stupidités, de malveillances et de contre‑vérités publiées dans la presse » au sujet de la Revue des deux mondes, sa directrice de la publication Valérie Toranian choisissait, en ce mois d’avril 2017, de faire une mise au point . Certes, elle est arrivée à la tête de la revue, propriété de l’homme d’affaires Marc Ladreit de Lacharrière, en février 2015, soit après la période où Penelope Fillon, épouse de François Fillon, le candidat de la droite à l’élection présidentielle, aurait été grassement rémunérée – 5 000 euros par mois entre mai 2012 et décembre 2013 par cette publication. Mais elle a consacré la couverture et le dossier de son numéro de février‑mars 2017 à celui dont la France esbaudie s’apprêtait alors à découvrir chaque jour un peu plus la cupidité. « Dans notre dossier “De quoi Fillon est‑il le nom ?”, nous abordons son positionnement à l’intérieur de la famille politique de la droite, son programme économique et la nouvelle sociologie de l’électorat catholique supposé avoir voté pour lui, se défend‑elle. Un dernier article, enfin, s’alarme de la volonté du candidat de la droite de faire payer aux seules classes populaires, par des sacrifices supplémentaires, les faillites de quarante ans de gestion économique. À moins d’être malintentionné, comment oser parler de complaisance ? »

Ou encore  :, s’encanailler, sortir des clous »  ? Non, vraiment, la malveillance des gens est sans limites.

Valérie Toranian, des nouveautés cosmétiques au péril islamique : Acrimed

Quand « Elle » fait la promotion de « Causeur »

Valérie Toranian a dirigé le magazine Elle pendant treize ans, avant d’être congédiée en septembre 2014 par Denis Olivennes, P‑DG de Lagardère Active, en raison de la baisse des ventes. Giesbert, ancien directeur du Point, est son compagnon. L’arrivée du duo à la tête de la vénérable Revue des deux mondes – fondée en 1829 – a suscité un certain émoi, tant le tournant réactionnaire qu’il lui a imposé a été brutal. Giesbert, racontait alors Le Monde, « a fait irruption en mars au comité de rédaction de façon spectaculaire puisque, aux dires de témoins effarés, ce fut pour FOG l’occasion d’une grande bouffée d’anti‑intellectualisme ponctuée par ce mot d’ordre  : “Il faut arrêter d’enculer les mouches.” Lancée dans l’un des lieux les plus policés du débat intellectuel français, la phrase a fait sensation . »

De Rousseau à la “gauche morale”, l’histoire du camp du bien. » Parmi les collaborateurs réguliers ou exceptionnels, on relève les noms de Robert Redeker, Pierre‑André Taguieff, Caroline Fourest, Natacha Polony, Brice Couturier, Philippe Val, ou encore les très droitiers Philippe de Villiers (février‑mars 2016) et Alexandre Del Valle (décembre 2015). Partagée par toutes ces signatures, l’obsession du péril islamique suinte de chaque numéro. Entendre qualifier l’islamologue Christian Jambet de « musulman fanatique » a d’ailleurs contribué à pousser à la démission deux membres du comité de rédaction, Bernard Condominas et Édith de la Héronnière . Cette obsession était déjà bien présente dans Elle durant la période où Valérie Toranian a dirigé le magazine, mais sous une forme plus consensuelle. Distillée entre un dossier sur les progrès de la chirurgie esthétique, les nouveautés cosmétiques « anti‑âge », une série mode mettant en scène un mannequin de dix‑sept ans et l’annonce de la grossesse d’une actrice quelconque, elle a largement contribué à forger ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme « le » féminisme  : soit l’idéologie de la bourgeoise blanche qui s’inquiète d’avoir pris un kilo, se bousille les pieds et le dos sur des talons de quinze centimètres, admire les Femen après avoir admiré Ni putes ni soumises, considère Nicolas Bedos ou Raphaël Enthoven comme des amis des femmes, mais regarde avec commisération ou hostilité celles de ses concitoyennes musulmanes qui, n’ayant pas la chance d’être aussi libérées qu’elle, ont choisi de porter le foulard.

avec la fin de la guerre froide, au début des années 1990, Elle avait dûment fourni sa part du travail de propagande. Le magazine avait notamment publié les bonnes feuilles de Jamais sans ma fille, le best‑seller nationaliste et caricatural de l’Américaine Betty Mahmoody racontant sa séquestration par son mari iranien. Mais Toranian, directrice de l’hebdomadaire au cours des années cruciales qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux États‑Unis et qui ont vu la montée de l’islamophobie en France, a lourdement accentué cette tendance. En 2013 (5 avril), trahissant les amitiés et affinités de sa directrice, Elle signalait à ses lectrices l’arrivée en kiosques de Causeur, version papier du site d’Élisabeth Lévy. « Le magazine dont tout le monde parle, écrivait Patrick Williams, accueille tous les penseurs mécontemporains qui, au fil d’articles de fond, s’en prennent à notre époque pleine de bons sentiments, de clichés progressistes, de pensée unique. » Et de citer « Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Aldo Naouri ». Lequel Aldo Naouri venait justement de déclencher une polémique en se vantant d’avoir répondu à un patient qui confiait sa frustration face au manque de désir de sa femme après l’accouchement  : « Violez‑la   !  »

mais c’était un vocabulaire révélateur. »

Hommage à Oriana Fallaci

à nos chevaux et à ceux qui les montent  »  : voilà une belle démonstration d’optimisme. « Si le droit à la différence consiste à organiser le marquage d’un sexe par rapport à un autre pour des motifs religieux ou culturels, la République n’a pas à faire preuve de complaisance », estimait Toranian dans un éditorial quelques semaines plus tôt . « Organiser le marquage d’un sexe par rapport à un autre », c’était pourtant ce à quoi se consacrait semaine après semaine son magazine. Fin 2010, Élisabeth Badinter a également eu colonnes ouvertes pour défendre le licenciement de l’employée voilée de la crèche Baby‑Loup, affaire sur laquelle le magazine a publié plusieurs articles allant tous dans le même sens. Voir une milliardaire (67e fortune française en 2016 selon Challenges) faire des pieds et des mains pour qu’une puéricultrice perde son emploi  : il faut vraiment que le matraquage islamophobe et la hantise du « grand remplacement » soient puissants pour que l’obscénité de la situation n’ait pas sauté aux yeux de davantage d’observateurs.

dont on retrouve aujourd’hui la signature dans la Revue des deux mondes – estimait que, même si Fallaci « dérapait aussi dans des formules détestables », elle « alignait des vérités qui dérangent »  : « Qu’elle s’indigne de la condition faite aux femmes musulmanes un peu partout, qu’elle traite ses consœurs d’imbéciles pour cause de passivité, c’est salutaire et l’on gagnerait beaucoup à appuyer son propos. » Selon lui, Fallaci donnait à ressentir « de l’indignation, mais de la grandeur, aussi ». Il regrettait que ce livre « à l’écriture exceptionnelle » n’ait pas été signé « par un musulman, une musulmane, un démocrate en révolte contre une oppression quotidienne  ». Toranian elle‑même juge qu’on ne peut parler de « féminisme islamique », « ou alors il faudrait accepter que des associations prétendument féministes sous le IIIe Reich, qui contribuaient sans sourciller à la propagation des idéaux nazis et à la défense de la race aryenne, fassent partie de l’héritage féministe  ». Ou comment nazifier tranquillement, en trois lignes, 1,6 milliard de personnes sur la planète.

Encore plus que ses confrères, Elle a assuré la promotion de Ni putes ni soumises, sorte de bulle médiatique totalement dépourvue d’ancrage dans la société et dont l’unique utilité était de permettre de diaboliser en toute bonne conscience les immigrés musulmans et leurs descendants, présentés comme congénitalement misogynes et violents, tout en dédouanant les « bons Français » de tout machisme. Élevées au rang d’héroïnes, ses porte‑parole – Fadela Amara, Loubna Méliane – sont devenues des habituées des pages du journal. Dans son livre Pour en finir avec la femme. Valérie Toranian s’enthousiasmait  : « Elles nous ont réappris le féminisme. » Du moment où on les avait découvertes, disait‑elle, « il n’y avait plus uniquement Kaboul ou Islamabad, les femmes algériennes victimes des islamistes, les petites filles bébés abandonnées en Chine, le Nigeria et ses lapidations, George Bush et ses fondamentalistes anti‑ avortement, le Kosovo ou le Rwanda pris dans la folie exterminatrice »  : il y avait aussi les banlieues françaises … Pour fêter le premier anniversaire du mouvement, Elle faisait poser ensemble en signe de soutien, sous le titre « Le féminisme est aussi le combat des hommes » (1er mars 2004), une brochette improbable  : Alexandre Jardin, Patrick Bruel, Charles Berling, Stomy Bugsy, Denis Olivennes, Bernard‑Henri Lévy… Puis, en 2007, estimant sans doute qu’elle avait suffisamment « réappris le féminisme » aux fashionistas, Fadela Amara acceptait de devenir secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville dans le gouvernement de François Fillon. Treize ans après la création de NPNS, le même magazine raconte la lamentable « débâcle » par laquelle s’achève son histoire . Mais en attendant, l’opération idéologique à laquelle il devait servir a pleinement réussi  : « français » (en réalité  : « blanc ») est devenu synonyme de « respectueux des femmes ». Tout naturellement, quand, en 2010, Elle recueille des témoignages de couples mixtes, Irina, mariée à Samir, dit de son compagnon  : « Il est très français sur la question de l’égalité homme‑femme . »

« Français » comme Bertrand Cantat ? Comme Dominique Strauss‑Kahn ? Comme Denis Baupin ?

« Mais qui va garder les Afghanes ? »

Plutôt que comme un phénomène universel que, selon les endroits de la planète, les circonstances historiques ont permis de tenir en respect, ou pas, par la lente et pénible acquisition de droits successifs, Valérie Toranian voit la domination masculine comme un fléau inhérent à certaines « cultures ». Elle dénonce le « relativisme culturel selon lequel toutes les cultures sont respectables, y compris celles qui, en France, maintiennent la femme en état de soumission par le mariage forcé, les mutilations sexuelles, le port du voile  ». D’accord avec elle pour considérer la condition de la femme française comme l’aboutissement ultime de la civilisation universelle, et pour estimer que, sans ces barbares de musulmans, tout irait bien dans notre pays, la « philosophe » Élisabeth Badinter est une habituée des pages du magazine, où elle étale complaisamment son complexe de supériorité. Elle y expliquait par exemple (7 juin 2004) pourquoi elle s’opposait à l’entrée dans l’Union européenne de la Turquie, dont l’évolution démocratique suscitait à l’époque bien des espoirs  : « Une partie de la Turquie est tout à fait occidentale et les femmes y ont, c’est vrai, leur juste place. Mais l’Anatolie reste très archaïque. » Et quand on lui faisait remarquer que, parmi les pays déjà membres de l’Union, Malte n’autorisait pas le divorce, ou que l’avortement restait interdit en Pologne, elle concédait  : « Bien sûr, il y a encore des différences sur les droits des femmes entre nos pays. Mais il n’y a pas de désaccord de fond. Ces pays vont envoyer des femmes à Bruxelles et, en se frottant aux institutions européennes, ces archaïsmes vont se dissoudre. » Visiblement, les Turques, elles, étaient incapables de se frotter à quoi que ce soit et de dissoudre leurs archaïsmes au contact des Lumières incarnées par les institutions européennes.

En avril 2002 Un numéro de Roz – le seul que nous ayons pu voir – affichait en couverture la blondeur éclatante de l’actrice américaine Naomi Watts  : de quoi s’assurer que les grands groupes de cosmétiques pourront commencer à écouler des crèmes blanchissantes dans le pays dès qu’il sera définitivement pacifié.

Fin 2012 » Lorsque, un peu plus tard, elle‑même a démissionné de Elle, une de ses collègues a raconté – apparemment très amusée par une saillie aussi spirituelle – que, lors du pot de départ, quelqu’un s’était écrié  : « Mais qui va garder les Afghanes ? » Elle soupirait aussi à l’idée « de ne plus entendre Marie‑Françoise tenter de nous envoyer enquêter chez les femmes opprimées du Kirghoustan inférieur (“45 heures de voyage en hélico soviétique et 9 vaccins nécessaires, mais c’est un vrai scandale ce qui se passe là‑bas”)  ». En somme, le vaste monde qui s’étend au‑delà des frontières de Levallois‑Perret recèle des contrées exotiques et lointaines dont on se fait une idée si vague et si caricaturale qu’on peut sans problème les fictionnaliser, façon Hergé dans un album de Tintin. Ces pays ne sont rien d’autre qu’un réservoir de bonnes actions permettant aux bourgeoises occidentales de prendre des poses avantageuses en secourant la veuve et l’orphelin indigènes, victimes de leur arriération congénitale.

« Un jeu de langue suggestif pour vendre un eskimo ? »

Pour ce qui est du machisme ordinaire, des inégalités de salaire, du harcèlement sexuel, du viol, des violences conjugales et de leur lot de mortes en France, évitez de trop en parler à Valérie Toranian. Cela reviendrait à vous « victimiser », ce qui serait intolérable. C’est tout juste si les affaires Polanski et Strauss‑Kahn, en 2009 et 2011, et les réactions de défense complaisantes qu’elles ont suscitées, ont réussi à fissurer un peu ce mur de déni dans les colonnes de Elle, avec par exemple un article sur le harcèlement sexuel subi par les assistantes parlementaires. Pour le reste, le parachèvement de l’égalité entre hommes et femmes en France nécessite simplement un peu moins de pleurnicheries et un peu plus de courage de la part des principales intéressées. En un mot comme en cent, le féminisme n’a plus de raison d’être, sauf à Kaboul et à Trappes.

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sur France Inter qui a, la semaine suivante, ouvert ses colonnes à ses contradicteurs.

Françoise‑Marie Santucci (venue de Libération) a rendu ses pages moins uniformément blanches militante féministe et antiraciste très engagée contre l’islamophobie passée entre‑temps par la rédaction en chef de Glamour.

Faux-nez

Lors de l’accession de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en mai 2017, un éditorial de Valérie Toranian dans la Revue des deux mondes, sous couvert de livrer un état des lieux distancié, en disait long sur sa propre vision du monde  : « Arrêtons de hurler au fascisme et à l’antisémitisme dès qu’il s’agit de Marine Le Pen. Si elle est le Diable, alors ses électeurs sont forcément des suppôts de Satan, ce qu’ils ne sont pas. On peut se lamenter, regretter le bon vieux temps de Jospin et Chirac, quand la France proclamait d’une voix quasi unanime son attachement au camp républicain et descendait dans la rue pour stigmatiser Le Pen, la bête immonde. Mais cette France n’existe plus. Le Front républicain a du plomb dans l’aile. Les bons contre les méchants, plus personne n’y croit. Les “salauds” ont des gueules sympas, les “gentils” inspirent la méfiance. L’antisémitisme prospère aujourd’hui beaucoup plus au sein de certains groupes des communautés arabo‑musulmanes que dans les meetings du Front national. » (On notera le racisme tranquille de cette dernière affirmation, pour le moins audacieuse.) Suivait un remarquable exercice d’acrobatie dialectique  : « La xénophobie de Marine Le Pen est indéniable ; mais la dénoncer ne mobilise pas les foules  : la régulation des flux migratoires dont chacun s’accorde désormais à reconnaître la nécessité a même pu faire penser (à tort) à ses électeurs que son discours anti‑étrangers était en partie justifié . » Marine Le Pen n’aime pas les étrangers  : elle a raison mais elle a tort mais elle a raison mais elle a tort.

Le féminisme comme faux‑nez du racisme  : si elle n’a pas, et de loin, l’apanage de ce positionnement, le parcours de Valérie Toranian l’illustre de façon particulièrement spectaculaire. Ainsi, elle s’alarmait  : « Les droits des femmes sont pris en otages par les idéologies . » Ce qui ne l’empêchait pas, quand Paris-Match lui demandait son opinion sur Christine Boutin – représentante d’une idéologie d’inspiration traditionaliste et religieuse qui, pour le coup, prend franchement en otages les droits des femmes –, de répondre  : « Quelles que soient leurs idées et leurs convictions, les femmes doivent entrer dans l’arène politique. C’est ça, être féministe  : investir les lieux du pouvoir et pas les lieux des femmes » (4 novembre 2004). Miracle du traditionalisme bien de chez nous, qui vous transforme en « féministe », quand les musulmanes les plus progressistes sont, elles, comparées à des héritières du IIIe Reich.

En 2015, Valérie Toranian a publié un roman, L’Étrangère . Elle y raconte la vie de sa grand‑mère paternelle, Aravani Couyoumdjian, rescapée du génocide arménien. C’est un beau roman, bien écrit, émouvant et émaillé d’humour malgré les atrocités qui y sont rapportées. On pourrait y voir une mise en garde contre toutes les tentatives de stigmatisation, de diabolisation et de déshumanisation d’une minorité, quelle qu’elle soit. Mais on croit deviner que son auteure en a plutôt retiré une haine inextinguible de la religion des exterminateurs d’alors. Voilà comment des Français d’origine algérienne ou marocaine du début du xxie siècle peuvent se retrouver à payer pour les génocidaires turcs du début du xxe siècle. Et à l’heure où, si absurde et délirante soit‑elle, la logique de l’amalgame, inhérente au racisme, s’installe de plus en plus naturellement dans les esprits, il risque de se trouver beaucoup de gens pour trouver cela compréhensible, sinon justifiable.

Mona Chollet