L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.
«Ses conseillers l’ont protégé, l’ont encadré, ont réglé l’atmosphère ambiante. C’est comme s’ils construisaient non pas un président, mais un Astrodome, où le vent ne soufflerait jamais, où la température ne fluctuerait pas et où la balle ne rebondirait jamais de façon imprévisible sur le terrain.
»
Voilà comment le journaliste Joe McGinniss décrivait l’équipe de campagne de Richard Nixon en 1968, dans son livre The Selling of the President (Comment on « vend » un président, en version française), l’un des plus grands classiques jamais publiés sur le marketing politique. McGinniss écrivait au sujet de Nixon, mais ses propos pourraient aussi s’appliquer à Kamala Harris.
Dans les 10 semaines suivant l’entrée impromptue de Harris dans la course présidentielle, son équipe a fait au moins deux choses s’écartant complètement des pratiques établies.
La première : en plus de deux mois de campagne, Kamala Harris n’a pas tenu un seul point de presse ni donné la moindre entrevue un tant soit peu difficile. Elle et son candidat vice-présidentiel Tim Walz sont en voie d’accorder le plus petit nombre d’entrevues de l’histoire moderne des États-Unis.
En fait, le colistier de Donald Trump, J.
D. Vance, a tenu à lui seul plus de points de presse que Harris et Walz, de façon combinée, ont donné d’entrevues et de points de presse.
Résultat : Kamala Harris n’a jamais clairement expliqué l’ensemble de ses changements spectaculaires de position (favorable à l’interdiction de l’assurance maladie privée avant d’être contre ; favorable à la décriminalisation des entrées illégales sur le territoire américain avant d’être contre ; favorable au « définancement » de la police avant d’être contre ; favorable à un programme de rachat des armes à feu avant d’être non seulement contre, mais de s’afficher dans un événement virtuel scénarisé avec l’animatrice Oprah Winfrey, la semaine dernière, comme fière propriétaire d’une arme à feu qui n’hésiterait pas à tirer sur une personne qui entrerait par effraction chez elle !).
Elle n’a pas non plus détaillé ce qu’elle entendait faire différemment de l’administration actuelle, si elle est élue, alors qu’elle se présente comme la candidate qui veut « tourner la page » en offrant « une nouvelle voie vers l’avenir ».
Ce qui mène à la deuxième rupture : en 10 semaines, Kamala Harris est parvenue à améliorer son image publique comme aucun autre politicien américain majeur n’était arrivé à le faire depuis plus de deux décennies.
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Pendant le plus clair de ses trois premières années et demie en fonction, Harris était la vice-présidente la plus impopulaire de l’histoire connue du pays.
Encore à la mi-juillet, avant le retrait de Joe Biden de la course présidentielle, à peine 32 % des Américains avaient une opinion positive d’elle, alors que 50 % en avaient une opinion négative, selon un sondage national NBC. Dix semaines plus tard, selon le même sondeur, les résultats étaient inversés de façon spectaculaire : 48 % d’opinions positives, contre 45 % d’opinions négatives.
Le dernier renversement aussi radical ? Celui de la popularité du président George W.
Bush… dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001.
* * *
L’équipe Harris a vite compris la réalité des campagnes présidentielles américaines à l’ère des médias de masse : on vend, d’abord et avant tout, une image.
Plus que n’importe qui, Trump devrait en être conscient : aurait-il vraiment pu devenir président des États-Unis en 2016 s’il n’avait pas joui de l’extraordinaire aura que lui conférait son passé télévisuel ?
Comme l’observait encore là le journaliste Joe McGinniss : puisque, dans ce pays de 300 millions de citoyens, plus de 99 % des électeurs ne rencontreront jamais l’un ou l’autre des candidats, l’important n’est pas ce qu’ils sont ou même l’image qu’ils projettent, mais la perception qu’ont les électeurs de cette image.
Certains enjeux de cette campagne sont tenaces et menacent de tirer la candidate démocrate vers le bas : plus de 60 % des Américains jugent que leur pays s’en va dans la mauvaise direction ; plus de 50 % désapprouvent le travail de l’actuel président Joe Biden ; l’indice de confiance des consommateurs est non seulement faible, mais à un niveau jamais vu dans une campagne où le parti au pouvoir a été réélu.
Ce n’est pas un hasard si les démocrates ont utilisé leur convention nationale à Chicago, le mois dernier, pour présenter la biographie de leur candidate, ou si cette dernière répond à des questions sur ce qu’elle ferait pour lutter contre l’inflation en parlant de son enfance, tout en restant floue sur les politiques publiques qu’elle mettrait en place.
Ce n’est pas un hasard non plus si, au cours des derniers jours, la campagne Trump a organisé (sur le tard) des événements où l’on voit le candidat en train de plaisanter avec les clients d’un bar ou de remettre un cadeau à un garçon malade.
Bref, si cette campagne se limite à un concours de personnalité — ou, plus précisément, de perception de la personnalité —, Harris est sans doute destinée à gagner.
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Pendant la campagne de 1968, l’un des conseillers de l’adversaire démocrate de Nixon, Hubert Humphrey, avait déclaré non sans une certaine frustration : « Ses positions [celles de Nixon] sont si délibérément vagues que l’attaquer est comme attaquer un nuage. »
Ces positions délibérément vagues étaient souvent lancées par Nixon dans un format qui avait été largement inventé et popularisé par son équipe : celui de rencontres filmées soi-disant citoyennes qui, dans les faits, étaient grandement scénarisées.
Des rencontres comme celle tenue, 56 ans plus tard, entre Kamala Harris, Oprah Winfrey et un public déjà conquis.
Une fois la poussière de la campagne présidentielle de 1968 retombée, un collègue journaliste de Joe McGinniss, Michael Kelly, avait sorti cette phrase mordante : « Nixon avait été si réemballé et remodelé qu’il était, en un sens, devenu le premier président à être élu par la voie de l’effacement complet de sa vraie personnalité. »
Parce que, doit-on le rappeler, Nixon avait gagné.