Au Canada, les études urbaines ont un peu plus de 50 ans. Il s’agit d’un champ particulièrement jeune. La question se pose ainsi de savoir ce que sont les études urbaines : un parcours universitaire introduisant les étudiantes et étudiants aux villes en général, ou le terreau d’une perspective spécifiquement canadienne d’analyser les espaces urbains ?En tant que directrice du réseau Villes Régions Monde (VRM), un réseau québécois de recherches en études urbaines, et en tant que directrice des programmes d’études urbaines de l’Université Simon Fraser, nous avons récemment réuni 23 collègues autour d’un projet d’ouvrage, publié en anglais et en français. Nous avons comparé la recherche réalisée en études urbaines depuis dix ans au Québec et en Colombie-Britannique : Regards croisés sur les études urbaines Québec/Colombie-Britannique. Trois objectifs guidaient ce projet et nous permettent d’esquisser une réponse à la question de savoir ce que sont les études urbaines au Canada.Cet article fait partie de notre série Nos villes d’hier à demain. Le tissu urbain connaît de multiples mutations, avec chacune ses implications culturelles, économiques, sociales et — tout particulièrement en cette année électorale — politiques. Pour éclairer ces divers enjeux, La Conversation invite les chercheuses et chercheurs à aborder l’actualité de nos villes.
La structuration de la recherche par le financement
Notre objectif était tout d’abord de provoquer une rencontre entre les études urbaines francophones et anglophones au Canada, en prêtant attention aux différentes traditions et cultures universitaires qui se côtoient au sein d’un même pays. Au-delà des imaginaires et distinctions qui caractérisent les provinces du Québec et de la Colombie-Britannique – et plus spécifiquement des villes de Montréal et de Vancouver –, existe-t-il des points communs dans la manière de « faire » des études urbaines ?Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.L’ouvrage a tout d’abord montré l’importance et l’influence des sources et réseaux de financement : ceux-ci structurent et orientent la recherche et expliquent, en partie, les distinctions dans les recherches. La présence du réseau Villes Régions Monde, regroupement stratégique de plus de 70 chercheurs à travers le Québec financé par le Fonds québécois de recherche société et culture, et l’absence d’homologue semblable dans les autres provinces canadiennes témoignent d’un tel phénomène.Les études urbaines sont bien plus qu’un parcours universitaire, comme le démontre la structuration de la recherche et de son financement. Elles orientent nos manières de penser la ville. La création, depuis ce nouveau millénaire, de programmes d’études urbaines de premier cycle (suivant ceux du Québec, créés pour certains d’entre eux, dans le milieu des années 1970) à York University, University of Toronto, UBC, et SFU et la tendance à repenser les parcours secondaires et post-secondaires, reflètent l’idée de mieux coller au marché de l’emploi. C’est ce que montre un symposium sur l’ouvrage, publié en juin 2024 dans le Journal d’études canadiennes. Il offre des réflexions plus spécifiques, sur les caractéristiques d’un tel parcours.
Recherche empirique et élaboration théorique
Ce constat fait écho à une autre réalité. Malgré la présence de différences entre la Colombie-Britannique et le Québec, l’ouvrage illustre le caractère empirique des études urbaines au Canada. Contrairement aux études urbaines en France, au Royaume-Uni ou au Brésil, les études urbaines au Canada s’attachent davantage à aborder, de façon pragmatique, les enjeux urbains et leurs conséquences, plus qu’à élaborer des théories explicatives de ces phénomènes. Si l’élaboration de théories a tendance à jouir d’un statut plus élevé au sein du monde académique, la demande est forte, du côté des décideurs, pour de la recherche empirique. Cette réalité nous interroge : Qu’est-ce que cela signifierait pour les chercheurs en études urbaines d’être plus théoriques ? Perdraient-ils alors leur capacité à orienter les décideurs ?Si le volet empirique des recherches en études urbaines tend à décrédibiliser le domaine aux yeux des disciplines dites « classiques » en raison de l’absence d’un socle fondateur de théories, l’ouvrage montre la pertinence de posséder un espace entre les disciplines pour répondre aux défis urbains contemporains. Après tout, les défis urbains contemporains ne respectent pas les frontières disciplinaires ; ils ont le plus souvent des dimensions sociologiques, économiques, géographiques, etc. Et si cette interdisciplinarité convoque le dépassement des frontières disciplinaires, elle témoigne aussi de l’existence de certaines spécificités.En effet, un autre objectif de cette aventure était aussi de contrer l’« extroversion » dans le développement et la pratique des études urbaines au Canada, comme exprimé dans cet article de The Conversation sur les universités en Afrique, en laissant entrevoir la possibilité d’une théorie et d’une pratique urbaines exclusivement canadiennes. La nécessité, dans un contexte de réconciliation, d’ouvrir la porte à d’autres formes de savoirs et de connaissances invite les lecteurs à décoloniser leur compréhension des études urbaines au Canada. Kamala Todd, une des auteures de notre ouvrage, revient sur la pertinence de son approche autochtone à la recherche urbaine :
En tant que chercheurs et praticiens de l’urbain, sommes-nous prêts à reconnaître les limites et les inconvénients des approches dominantes de la planification urbaine et de la production de connaissances ? Dans mon travail, je partage mes apprentissages et mes expériences vécues, en tant qu’Autochtone qui vit sur les terres d’autrui. Cela nous rappelle que la ville est faite de territoires, que les récits constituent des savoirs, que les lois, les langues et les traditions de ces territoires sont importantes à apprendre et à maintenir. Notre époque a un besoin urgent de ces apprentissages. (traduction des auteures)
Favoriser le dialogue
De même, cette aventure – que nous avons souhaitée bilingue – a mis en évidence les difficultés qu’il y a à publier simultanément un ouvrage dans deux langues, mais également la nécessité de le faire pour favoriser et valoriser la rencontre et le dialogue. Les limites de la traduction sont vite apparues. Elles ont ainsi questionné l’utilisation, au sein de langues différentes, de termes distincts pour décrire une même idée.
Favoriser les rencontres entre les études urbaines francophones et anglophones au Canada est nécessaire.
Courtoisie de Dionne Co, Author provided (no reuse)
Si notre ouvrage montre que les études urbaines sont des transgressions universitaires, il met en évidence le potentiel de ces dernières à appréhender les réalités urbaines de manière spécifique, contextuelle et territorialisée. La forme même de cet ouvrage en témoigne : notre troisième objectif était de se positionner à contre-courant des manières actuelles de publier. En effet, l’ouvrage ne présente pas, en tant que tel, de nouveaux résultats : « Crossing Paths presents no original research ».Du moins, la nouveauté n’est pas conforme à ce qui fait généralement la force d’une publication. À contre-courant de la croissance exponentielle du nombre d’articles publiés, nous avons fait le choix de prendre du recul pour provoquer une rencontre entre auteurs en les laissant s’exprimer à leur manière sur les enjeux présents à Montréal et à Vancouver.Une telle perspective est rarement valorisée dans les manières contemporaines de faire de la recherche. Pourtant, n’est-il pas pertinent d’avoir un état des lieux de différentes thématiques pour saisir nos manières de faire, face aux enjeux urbains d’une part et face à l’évolution de la recherche en études urbaines d’autre part ?
Le dessin et les études urbaines
Dans notre ouvrage, les dessins réalisés par Dionne Co mettent en évidence la façon dont les représentations artistiques permettent à la fois de communiquer et de comprendre autrement les phénomènes urbains. La dessinatrice explique :
Les illustrations sont des outils d’illumination : elles clarifient et présentent de nouvelles compréhensions des lieux, des personnes et des choses d’une manière spécifique, équilibrée et inspirante, unique à ce type de représentation. Depuis toujours, les villes se sont développées à l’aide de dessins : plans, croquis, diagrammes et affiches pour transmettre des idées sous des formes facilement compréhensibles par le public. C’est dans cet esprit que ces illustrations ont été incluses avec les textes : pour favoriser une compréhension commune entre ces deux perspectives en études urbaines. (traduction des auteures)
Loin de se limiter à un parcours universitaire, Regards croisés sur les études urbaines au Québec et en Colombie-Britannique montre que les études urbaines constituent une manière spécifiquement canadienne d’analyser les espaces urbains. L’ouvrage souligne tant l’existence de nouvelles frontières et intersections qu’il reste à situer et à transgresser, la présence de nouveaux dialogues à initier à travers les langues et les représentations graphiques, que la nécessité d’échanger des connaissances anciennes et nouvelles.