Yann Moix : "Il y a quelque chose que les Parisiens ne peuvent pas vraiment comprendre..."


Après Orléans, Reims et Verdun, Yann Moix boucle sa tétralogie autobiographique avec Paris, de loin le meilleur tome de la série, car le plus cocasse. Dans ce roman qui raconte son arrivée dans la capitale et l’écriture de son premier roman, Jubilations vers le ciel (paru en 1996), on s’attendait à croiser Bernard-Henri Lévy, Jean-Paul Enthoven et autres mentors du jeune Moix. Mais on n’est pas dans Illusions perdues : il n’est pas question du milieu littéraire.

Le double romanesque de Moix évoque à la place une vie très bohème, ses complexes de provincial, et sa rencontre avec un personnage truculent, Delphin Drach, qui prend en charge son éducation sentimentale (et sexuelle). Ce Drach a raté quelques trains des combats féministes. En résulte des dialogues délirants, dignes de Philip Roth. 

Yann Moix :

Ecrivain controversé et trop souvent incompris, Yann Moix mérite mieux que la mauvaise réputation qui lui colle à la peau.

La preuve avec cet entretien sans langue de bois qui achèvera de le brouiller avec certains romanciers actuels, mais amusera ceux qui savent lire (et rire).  

L’Express : Paris est un livre hilarant. C’est dans le burlesque que vous êtes le meilleur ? 

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Yann Moix : C’est la veine que je préfère chez moi. C’est là que je me force le moins. Mieux vaut ne faire aucun effort dans l’écriture – Proust lui-même le disait.

Dès qu’on se force, ça marche moins. Orléans, Reims, Verdun et Paris : j’ai écrit très vite ces quatre livres. Mais les trois premiers, je les ai écrits en un mois ; celui-là, j’ai dû l’écrire en une semaine, maximum quinze jours.

 

Vraiment ? 

La dernière partie, avec le personnage de Delphin Drach, ne m’a pris que deux jours : ce Drach est tellement burlesque que c’était de l’écriture automatique ! 

Avec ce titre, Paris, on s’attend au début à un livre balzacien. En fait, non. 

Je suis d’accord avec ça : le milieu éditorial y a très peu d’importance. La grande naïveté de ce livre, et de moi à l’époque, c’est que je sacralisais un milieu qui était déjà un peu en train de mourir.

Je donnais de l’importance à quelque chose (la littérature, mais aussi le milieu littéraire) qui n’impressionnait plus personne à la fin des années 1990. La place capitale que ça a eue des années 1910 aux années 1930 avec Gallimard et Grasset, tout cela avait disparu. C’était déjà une chimère.

Mais en vérité, le milieu littéraire ne m’a jamais intéressé. Je regrette même qu’il existe. Ça donne presque envie de ne plus jamais écrire, c’est antagoniste avec la littérature ! D’ailleurs tous les milieux sont comme ça, le cinéma pareil : ça vous dégoûte de l’art qui va avec.  

Ça vous a déçu ? 

Au fond, non. Il y a des gens qui écrivent des livres, d’autres qui en publient – ce n’est pas toujours exactement la même chose.

Surtout, je me suis toujours aperçu que chaque écrivain dans son coin pense être le plus grand écrivain français vivant – et ça, c’est dégoutant ! Ce cloaque donne des frissons. Je préfère une position un peu hautaine et ridicule : rester tout seul.  

Etre provincial, c’était une souffrance à votre arrivée à Paris ? 

Une souffrance, non, mais il y a quelque chose que les Parisiens ne peuvent pas vraiment comprendre. Quand Beigbeder, par exemple, m’explique que le Quartier latin est le quartier de son enfance, si je transpose à Orléans, c’est comme si dans le quartier Saint-Laurent j’avais eu le Flore et les Deux Magots – impensable ! Ce qui pour moi était le Graal était normal pour Beigbeder, on n’est pas à égalité.

On a toujours un peu le trac d’aller dans des endroits mythiques qui pour les Parisiens sont d’une banalité sans nom. Le côté plouc reste collé au provincial. On a toujours l’impression d’être mal fringué.

Même si on achète des jolies fringues, elles nous iront moins bien qu’à un Parisien. C’est très étrange. Je n’ai jamais eu de complexe de classe, sauf à Sciences po où des filles m’ont fait comprendre que j’étais vraiment vêtu comme un plouc. Je ne savais pas que ça ne se faisait pas de garder une chemise pendant cinq jours.

 

« Beigbeder ou Olivier Nora sont incapables d’être ploucs »En vérité, beaucoup font semblant par snobisme mais très peu de gens à Saint-Germain-des-Prés ont tous les codes, non ? 

Je suis d’accord. Ceux qui ont les codes ont une classe naturelle qui fait qu’ils se lovent dans le réel sans effort. Des gens comme Beigbeder ou Olivier Nora sont incapables d’être ploucs.

Mais tout cela n’est pas très grave. Car Beigbeder, qui est très brillant, est incapable d’être profond. Et moi, la profondeur m’intéresse plus que le brio.

 

Votre héros, Charles Péguy, avait un côté plouc. 

Oui ! Alors que Gide c’était l’inverse. Même quand on le voit fagoté avec des vieux gilets il a la classe, alors que Péguy jamais : il avait ses gros croquenots, il faisait des choses qui ne se font pas. Ce n’est pas grave : la littérature est très provinciale. 

Ne peut-on pas être plouc et très chic à la fois, comme Céline ?  

Céline avait la classe, en effet.

Il était né à Courbevoie mais était quand même parisien. Je reviens à Beigbeder : il est objectivement laid mais il arrive à être beau, grâce à cette aisance due à sa naissance. C’est bizarre, non ? Alors qu’un provincial beau peut être laid ! Les jeunes acteurs qui déboulent de province, même en étant beaux, restent quelque part laids. Vous voyez ce que je veux dire ? 

Parfaitement. Vous avez une autre bonne théorie dans Paris : pour être écrivain, il faut avoir un nom d’écrivain.

 

Il faut que ça sonne, qu’il y ait une musique dans le nom. « Saint-John Perse », par exemple, qu’on aime ou pas son oeuvre, c’est extraordinaire. Céline savait que « Louis Destouches » ça ne sonnait pas bien, et que « Louis-Ferdinand Céline » c’est génial.

« Charles Péguy », « Witold Gombrowicz », « Franz Kafka » ou « Paul Morand », ça sonne bien. « Philippe Jaenada », « Simon Liberati », « Bernard-Henri Lévy » ou « Frédéric Beigbeder », aussi.  

A l’inverse il y a des gens qui ne peuvent pas faire une oeuvre parce que la sonorité de leur nom ne fonctionne pas.

« Nicolas Mathieu », par exemple : ça ne marche pas ! On ne peut pas être un bon écrivain avec un nom pareil, ce n’est pas possible, le pauvre aura beau faire tout ce qu’il veut. Il n’avait qu’à d’abord se trouver un nom ! Deux prénoms de toute façon, c’est rédhibitoire.  

Vous faites aussi un parallèle entre le clochard et le véritable écrivain. Très propre sur lui, Nicolas Mathieu ressemble peu à Léon Bloy.  

Comme le disait Péguy, certains écrivains ne s’arrachent pas les tripes mais les sortent d’eux-mêmes comme on sort une montre de son gousset. Ils se lèvent le matin, ils allument leur ordinateur, une heure après ils le reposent.

Ils écrivent sans avoir vécu de quoi faire une oeuvre. Ce n’est pas une question de vie ou de mort. Léon Bloy a été un écrivain extraordinaire parce qu’il a vécu des choses qui sortent de l’ordinaire – dans son cas, la misère.

Il faut avoir vécu des expériences. Sans cela on raconte, mais sans avoir rien à dire.  

Comment s’appelait déjà ce petit écrivain breton qui me fait beaucoup de peine. Ah oui : Olivier Adam.

Deux prénoms : encore quelqu’un qui ne pouvait pas écrire à cause de son nom ! Comme il n’a rien à dire, Olivier Adam est obligé de faire des effets autour de son historiette, de son scénario. Ça donne des phrases pompeuses, avec des enluminures. Ce n’est pas La Faim de Knut Hamsun – encore un nom génial ! Hamsun avait vécu la faim, Céline la guerre, Proust l’humiliation, Péguy la solitude, Gombrowicz l’exil, Kafka le déracinement de sa judéité, Faulkner la folie, Roth le sexe poussé à des sommets, Gide l’homosexualité à une époque où on n’avait pas le droit de la vivre. Tous les écrivains que j’aime ont vécu une expérience forte.

La littérature française actuelle manque cruellement d’expériences et d’humour, or un romancier qui n’a pas d’humour n’est pas un artiste. Le seul contre-exemple c’est Zola, mais il faut toujours une exception à une règle.  

Dans Paris, vous distinguez l’humour de la « déconne ».

 

Je n’aime pas la déconne, non. Les gens les plus drôles font de l’humour sur eux-mêmes parce qu’ils savent que tous les autres humains sont les mêmes, et qu’ils universalisent ainsi leur personne. En faisant un « coming-out » sur une situation gênante on se ridiculise mais on délivre chacun d’une pensée désagréable qu’il n’arrivait pas à exprimer.

L’ironie, la déconne, se moquer des autres, non merci. 

Qui est selon vous l’écrivain le plus drôle ? 

Avec Céline et Péguy j’ai pleuré de rire. D’un château l’autre ou Guignol’s Band, avec le personnage de Tatave à Londres, c’est fabuleux. Chez Péguy, Deuxième élégie XXX est un chef-d’oeuvre.

 

« J’ai huit autres romans en avance »Vous disiez que Proust est un écrivain de l’humiliation. Vous aussi c’est votre grand thème ? 

J’ai vraiment donné. L’humiliation, c’est ce qui m’est arrivé le plus souvent dans la vie. Proust l’a cherchée en pénétrant les milieux aristocratiques, le monde du Jockey Club.

Il s’est fait du mal tout seul. Moi j’ai d’abord été humilié par mes parents, puis n’ayant pas confiance en moi j’ai été humilié par les filles, partout. Dix ans d’analyse m’ont aidé à me sortir de ça. 

Dans Paris, vous rendez hommage à Fassbinder, autre grand artiste de l’humiliation. 

Il faisait du cinéma d’hématomes.

Il y a ce film bouleversant, Le Droit du plus fort : un mec gagne au loto, il se fait arnaquer par un couple gay, des riches antiquaires qui considèrent que l’argent doit rester chez ceux qui en ont déjà, ils l’escroquent, récupèrent tout le fric. C’est un chef-d’oeuvre. J’admire aussi chez Fassbinder sa productivité.  

Où en êtes-vous d’ailleurs avec vos nombreux projets en cours ?  

Korea, le film, sort à la fin de l’année au cinéma.

En mars 2023 sortira chez Bouquins mon journal intime – 1500 pages sur six mois de mon année 2015, avec beaucoup de portraits de gens. Et ensuite en septembre 2023 sortira Korea, le roman. J’ai aussi huit autres romans en avance, une saga en vingt volumes qui s’appellera Zoo.

C’est mon projet à la Zola, mes Rougon-Macquart à moi, une histoire littéraire de la Ve République. Le problème, c’est que Grasset ne peut pas les absorber : vu que j’en écris un par mois je suis dans une impasse éditoriale, à moins que je sorte ça chez Bouquins, quatre volumes à chaque fois. Pour ralentir mon rythme d’écriture, je vais me remettre au cinéma. 

A propos de cinéma, vous n’aviez pas aussi dans les tuyaux un documentaire sur Depardieu ?  

Oh ça personne n’ose le sortir. Je n’ai ni producteur ni distributeur.

Des images de Depardieu en Corée du Nord dorment sur mon disque dur ! Mais les temps sont crispés, l’argent vient à manquer, il faut avoir de l’imagination pour gagner sa vie. Heureusement j’ai des idées, je me débrouille.  

Chez vous il y a de l’humiliation mais aussi du masochisme : vous cherchez les problèmes.

 

Et je les trouve ! Ça me permet de rebondir, les emmerdes. Quand on touche le fond, on se réinvente. Le masochisme, c’est ma manière de me renouveler ! On se grille quelque part, on est fait comme un rat dans une venelle, et hop on se métamorphose. 

« Chez moi la misogynie a toujours été nulle »Votre rôle de chroniqueur chez Ruquier ne vous a-t-il pas fait du mal ? 

J’ai l’impression que, quoi que je fasse, l’étiquette d’écrivain reste chez moi la plus forte.

Chez Ruquier j’intervenais comme écrivain. Et puis ceux qui me reprochent de faire de la télévision n’ont qu’à me signer le chèque me donnant les moyens de ne pas en faire ! Un écrivain, c’est aussi un mec qui se démerde pour gagner sa vie et s’offrir ainsi des heures de plénitude totale pour écrire tranquillement. Je ne suis pas héritier, ce n’est pas de ma faute si j’ai besoin de gagner ma vie.

Grasset me traite bien, mais mes à-valoir et mes ventes ne me permettent pas de vivre. Je n’ai pas honte de dire que je dois sponsoriser mon écriture. Je suis mon propre mécène.

André Suarès méprisait l’argent mais des gens lui donnaient beaucoup d’argent. Pas moi. 

Dans Paris, l’épouvantable personnage de Delphin Drach ne va-t-il pas encore vous poser des problèmes avec les femmes ? 

C’est un personnage, ce n’est pas moi ! Chez moi la misogynie a toujours été nulle, j’ai même souffert de la lourdeur masculine.

C’est rare que des filles soient lourdes. Je suis bien content que les choses aient évolué. Je me souviens qu’à mes débuts chez Grasset des hommes politiques et des écrivains arrivaient au service de presse, foutaient des mains aux culs, tâtaient des seins, faisaient des blagues pas possibles. Des gros porcs.

Quand on écoute les vieilles émissions de Bouvard, c’était putride. J’ai toujours été timide avec les filles – ce qui ne veut pas dire que je me suis toujours bien comporté. En me forçant, comme les grands timides, il m’est arrivé de draguer maladroitement.

 

Il y a dans votre livre une scène très proustienne où le narrateur attend une femme dans un café, et où il explique qu’il préfère l’absence à la présence. 

J’ai toujours été un grand sentimental. Mais la vie est faite de malentendus : 5% des gens savent lire, et il faut vivre avec les 95% qui restent. Quand j’étais plus jeune, les femmes me reprochaient d’être trop romantique et pas assez sexuel.

Je crois d’ailleurs que les femmes sont plus sexuelles que les hommes – ou alors je suis toujours tombé sur des filles plus sexuelles que moi.  

A un moment de ma vie, j’ai quitté mon romantisme pour basculer de l’autre côté, avant de revenir à quelque chose d’équilibré. L’obsession sentimentale et l’obsession sexuelle sont deux extrêmes, il faut être au centre : les filles adorent que celui avec qui ça se passe bien sexuellement leur offre des fleurs.

Mais un mec qui offre des fleurs sans sexe, ça ne va pas. Il faut le romantique et le sexuel chez la même personne. Si on n’a que l’un, ça ne marche pas.

Aujourd’hui c’est peut-être différent : avec les sites de rencontre, ça baise de partout.  

« Si j’entre à l’Académie, je mettrai une langue des Rolling Stones sur mon épée »Vous n’avez pas créé d’application de rencontre mais une revue littéraire : Année Zéro. Y a-t-il encore un public pour ça ? Est-ce que ça bouquine de partout? 

On tire à 1500 exemplaires, et on en vend 700. Les revues littéraires n’existant plus, autant se lâcher complètement ! Puisque plus personne n’en veut, autant donner le maximum ! Je ne touche rien.

J’ai fait rémunérer mes deux collaboratrices, mais moi c’est pour la beauté du geste. Le premier numéro était sur Gide, le nouveau sur Péguy. Comme me disait Benoît Poelvoorde : si à cinquante ans on n’a pas sa revue littéraire, c’est qu’on a raté sa vie.

 

A propos de Poelvoorde : est-ce qu’en 2004, après le succès de Podium, vous auriez pu devenir un réalisateur grand public ? 

J’ai fait Cinéman après, un gros échec. Que serait-il advenu si Cinéman avait cartonné ? Je ne le saurai jamais. Mon rêve aujourd’hui serait de faire des films dans le genre de Sacha Guitry ou d’Emmanuel Mouret : des petits films drôles et pas chers, qui font 200 000 entrées, ne perdent pas d’argent. Je vais essayer de déclencher ça à partir de maintenant.

 

Pour pouvoir vous soigner de votre graphomanie ? 

Je ne suis pas graphomane ! Bon, c’est vrai que, pour mon journal intime, j’écris entre 30 000 et 40 000 signes par jour – la vie grandeur nature. Jean-Luc Barré, le patron de Bouquins, me dit que ce n’est pas raisonnable. Pour moi, la graphomanie, c’est Giesbert : il écrit vraiment tout le temps, tout le temps, tout le temps. Pas moi.

 

Franz-Olivier Giesbert a été récemment candidat malheureux à l’Académie française. Est-ce qu’un fauteuil Quai Conti vous tenterait? 

J’ai dit à mon ami Marc Lambron de m’aider à y entrer pour mes soixante ans, en 2028. Si j’entre, je mettrai la langue des Rolling Stones sur mon épée.

Pour l’instant, Lambron ne m’a répondu ni oui ni non. J’ai déjeuné une fois avec Jean-Marie Rouart : il m’avait dit que je ne serais sûrement pas élu du premier coup, et m’avait demandé combien de fois j’étais prêt à me faire humilier. Mais les humiliations j’en ai assez, ça va ! 

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« Paris ». Par Yann Moix.

Grasset, 255 p. 20,50 €. 

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