Medef : Dominique Carlac’h ou Patrick Martin  ? Dans les coulisses de la bataille de succession


Le bâtiment imposant abritait il y a bien longtemps des dirigeables. Après quarante ans d’abandon et deux ans de rénovation complète, le Hangar Y vient de rouvrir à Meudon (92), près de Paris. C’est là que le Medef organisera le 5 juillet prochain sa convention annuelle pour «échanger sur plusieurs enjeux de nos organisations, dont la valeur travail», avant un dîner de gala comme le précise l’invitation envoyée aux responsables élus et permanents des instances départementales et régionales, mais aussi des fédérations professionnelles composant le plus puissant et le plus connu des syndicats patronaux. Un raout un peu spécial pour son président Geoffroy Roux de Bézieux, qui achève cette année son mandat de cinq ans non renouvelable et devrait en profiter pour faire son adieu aux armes. Le soir même, les élections afin de désigner son successeur débuteront via un vote électronique. Elles dureront jusqu’au lendemain midi, heure à laquelle le nom de l’heureux élu sera connu.Qui sera le nouveau «patron des patrons», selon la vieille expression consacrée? Pour postuler à l’élection, les candidats intéressés devaient respecter quelques critères de bon sens: ne pas être âgé de plus de 65 ans, être soi-même chef d’entreprise en activité, à jour de ses cotisations au Medef et – on respire – payer ses impôts en France, tout en n’ayant pas de casier judiciaire… Ce n’est pas tout. Comparée à celle de 2018, la sélection des candidats connaît cette année quelques règles inédites.

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On s’en souvient peut-être: la succession du précédent président, Pierre Gattaz, avait donné lieu à une campagne longue et tendue avec neuf candidats et des rebondissements à n’en plus finir. Pour éviter de nouveau un pareil bazar, la direction actuelle a fait voter dès 2019 une réforme, limitant d’autorité la campagne électorale à quatre mois, multipliant par trois (de 50 à 150) le nombre de parrainages par des membres de l’assemblée générale du Medef (son parlement), ces derniers ne pouvant plus aussi soutenir que trois candidats au lieu d’un nombre illimité auparavant. Dur, dur.Faut-il s’en étonner? Le nombre de postulants cette année a été vite réduit. De 5 candidats seulement au départ, 4 sont allés au bout de la procédure du vote et 3 ont obtenu assez de voix. A ce petit jeu où la notoriété prime, les dirigeants les plus haut placés dans la hiérarchie ont sans surprise décroché le pompon avec le numéro 2, Patrick Martin, président délégué, et la numéro 3, Dominique Carlac’h, co-vice-présidente et co-porte-parole. L’ex-président du mouvement dans les Hauts-de-Seine, Pierre Brajeux, a lui aussi passé la barre fatidique des parrainages, mais il a préféré se retirer pour soutenir Dominique Carlac’h. «Cela ne se renouvelle guère, juge un délégué. Tous étaient déjà sur les rangs en 2018.» Pire, l’accès aux coordonnées des potentiels parrains n’a, semble-t-il, pas été simple pour tout le monde…

Toutes les fédérations professionnelles n’ont pas la même influence pour le vote

Quoi qu’il en soit, ils ne sont donc plus que deux à battre la campagne. Auditions et débats devant des chefs d’entreprise partout en France, visites de sociétés… Le but n’est pas de convaincre chaque adhérent du Medef. Le corps électoral est constitué de 1123 responsables, dont 660 représentants des fédérations professionnelles, 440 des Medef territoriaux, plus les membres du conseil exécutif. Ce nombre a été doublé par rapport à 2018 et accorde une meilleure représentativité aux Medef locaux, qui pèsent désormais un peu plus qu’avant (40% au lieu de 30%), même si les fédérations par métier dominent encore traditionnellement. Il est vrai que celles-ci représentent pas loin de 90% des cotisations versées à la grande maison. Qui paie décide…
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Même au sein de ces instances, tout le monde n’a pas la même influence. Mieux vaut se mettre dans la poche l’assurance (65 votants), la banque (57), la métallurgie (53) ou bien le bâtiment (42), tous importants contributeurs au budget général, plutôt que la vente à distance (2) ou l’industrie du bois (1)… Reste un problème soulevé par Michel Offerlé, professeur émérite à Normale sup et spécialiste du patronat: «Le système demeure opaque sur les consignes de vote, chaque structure ayant ses propres modalités de fonctionnement.» Liberté ou vote bloqué selon le choix de la direction? Mystère.

Ce qui est clair en revanche, c’est qu’un scrutin au Medef n’a guère de rapport avec une élection politique. Entre les deux finalistes, le combat existe avec ses petites piques de rigueur mais demeure feutré. «Ne dites pas que j’ai une adversaire, c’est une concurrente», précise ainsi Patrick Martin. «Cela ne va pas être une bataille de chiffonniers», lui répond en écho Dominique Carlac’h. De même, les programmes de chacun comportent logiquement bien des points communs, chers à tout chef d’entreprise. Tous deux militent ainsi pour faire baisser les charges sociales et les impôts de production, lutter contre la réglementation abusive, renforcer la formation professionnelle, soutenir les investissements dans le numérique…
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Enfin, pas question de dire du mal du boss qui s’apprête à partir et dont le bilan est par ailleurs plutôt honorable. Certes, arrivé un an après Emmanuel Macron, à la fibre pro-entreprise assumée (ordonnances assouplissant le marché du travail, baisse des impôts sur les sociétés, réforme de l’ISF…), il n’a pas eu trop à militer pour obtenir des mesures favorables à ses adhérents. De même, la politique gouvernementale du «quoi qu’il en coûte» durant le Covid a bien aidé à maintenir les entreprises à flot. Geoffroy Roux de Bézieux, très à l’aise avec les médias et bon débatteur, aura surtout réussi à redorer l’image de l’organisation, qui s’était dégradée sous son prédécesseur au ton plus cassant. Les sondages le montrent: l’an dernier, 82% des dirigeants (+15 points par rapport à 2019) et 53% des Français (+14 points) avaient une bonne opinion du Medef. Et les enquêtes en interne sont aussi très favorables (92,1% en 2022).

Ayant travaillé dans les télécoms où il a fait fortune puis investi dans des start-up, Geoffroy Roux de Bézieux s’est fait aussi le chantre d’un patronat moins suranné, alors que son mouvement est historiquement le défenseur des grands groupes et de l’industrie traditionnelle et demeure encore perçu souvent comme tel. Symbole de ce virage: les traditionnelles universités d’été du Medef rebaptisées REF (Rencontre des entrepreneurs de France), qui ont déménagé du peu riant campus d’HEC vers l’hippodrome de Longchamp, avec des installations festives et des débats incluant des invités pas franchement procapitalistes, à l’image de la militante écolo Camille Etienne en 2020. Enfin, même si ce n’était pas sa tasse de thé, le patron du Medef aura renoué avec les leaders syndicalistes, notamment Laurent Berger (CFDT), pour relancer le paritarisme et négocier des accords dans le cadre d’«un agenda social autonome», sans que l’Etat toujours intrusif s’en mêle.
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Cet héritage, Patrick Martin est sans doute celui des deux candidats à s’en réclamer le plus. Rien de plus logique. Candidat rallié à Geoffroy Roux de Bézieux en 2018, l’ancien patron de la région Auvergne-Rhône-Alpes entré au Medef dès 1995 et P-DG d’une grosse ETI dans l’Ain (lire l’encadré) a contribué à sa victoire contre Alexandre Saubot, en lui apportant bien des voix issues des territoires qu’il connaît comme sa poche. Copains de rugby à l’Essec durant leurs études supérieures, les deux hommes ont formé un ticket inédit à la tête du Medef, le poste de président délégué ayant été créé exprès pour lui. Un deal passé dès le départ dans la perspective de 2023 ? «Cela fait cinq ans qu’il est en campagne aux frais de la maison en cadenassant tout, déplore un opposant. Regardez, il a même osé une adresse mail avec le mot « medef » ! »

L’intéressé balaie ces objections d’un revers de main: «On me reproche de capitaliser sur ces années d’activité intense, s’étonne-t-il, railleur. Il aurait peut-être fallu que je ne fasse rien ! » Le voilà qui étale alors son efficacité d’habile négociateur tant en interne (avec l’arrivée de nouvelles fédérations, les excellents taux de recouvrement de cotisation ou bien l’augmentation des adhérents par l’action de démarcheurs en région) qu’en externe (il a été au cœur des tractations sur la réforme de l’apprentissage ou bien de la mise en place des prêts garantis par l’Etat et du dispositif d’activité partielle de longue durée durant le Covid). Avec un discours classique axé sur la croissance et le travail pour faire face à la transition climatique tout en tenant compte des nouveaux enjeux de société, Patrick Martin parie que les électeurs ne voudront pas prendre de risque et miseront sur l’expérience et la continuité.En face, Dominique Carlac’h cherche à jouer une autre partition. Contrairement à Patrick Martin, cette diplômée de Sciences po Grenoble n’est pas l’héritière d’une grosse entreprise familiale bientôt bicentenaire, mais elle a créé une petite activité de conseil en innovation (lire l’encadré). Elle est aussi plus jeune (54 ans contre 63 ans), et son expérience des arcanes complexes du Medef est plus récente. Auditionnée comme experte en 2013 à l’occasion d’un rapport sur l’innovation, la jeune dirigeante est repérée par Pierre Gattaz qui la nomme à la commission entrepreneuriale puis au comité sport (c’est une ancienne championne d’athlétisme), où elle œuvre pour la candidature de Paris aux JO.

Surprise : les effectifs moyens d’une entreprise adhérente sont de 47 salariés

Ralliée en 2018 à Geoffroy Roux de Bézieux qui portait davantage le renouveau que son concurrent, la voilà propulsée porte-parole. «Mais je n’avais rien demandé», jure la candidate, qui retente sa chance cette année et a vite vu tous les autres candidats en lice pas franchement pro-Martin la rejoindre: outre Pierre Brajeux, fondateur de Torann-France, une société de sécurité, Guillaume Cairou, créateur de Didaxis, spécialisée dans le portage salarial, et Olivier Klotz, DG de Heuft France, filiale d’un groupe industriel allemand. «Une alliance aux opinions très divergentes», juge le camp adverse. «Des sensibilités différentes réunies sur le fond», répond-on en face. A défaut d’avoir le profil de son rival, Dominique Carlac’h affiche un discours qui se veut plus moderne et dynamique. Sous-entendu: il faudrait que cela bouge un peu plus ! En interne, d’abord: l’organisation du Medef resterait trop «silotée», avec une direction parisienne éloignée du terrain, des structures communiquant peu entre elles et un fonctionnement à la papa, à l’image de ses commissions de travail figées dans le temps et qui ronronnent. «Notre management doit être bien plus participatif et horizontal pour impliquer tout le monde», lance celle qui n’hésite pas non plus à parler d’un Medef porte-parole des toutes petites entreprises.

«La taille moyenne d’une entreprise adhérente, c’est 47 salariés, assure Guillaume Cairou. Nos instances dirigeantes ne sont pas en phase avec le terrain.» Face aux syndicats et aux pouvoirs publics, le discours de la candidate se veut aussi plus offensif. Traduction: ces dernières années, le Medef n’a pas eu besoin de faire un gros lobbying en faveur des entreprises, la conjoncture ne s’y prêtant guère. Mais le monde change. Et s’il ne prend pas des initiatives pour répondre à de nombreux sujets de société qui impactent les entreprises comme le rapport au travail ou la révolution énergétique, ses adhérents pourraient en pâtir.Ce positionnement décalé paiera-t-il ? A l’heure où nous bouclions, Patrick Martin était donné favori, selon les observateurs interrogés. Même s’ils n’y croient guère, certains estiment toutefois que seul le dossier AGS pourrait venir perturber le cours du jeu. Chargé de garantir le paiement des salaires dans les entreprises en difficulté, cet organisme patronal est au cœur d’une grave affaire de détournements de fonds au profit de mandataires judiciaires chargés de traiter la question. Ses détracteurs estiment que le président délégué du Medef, réputé proche du milieu des mandataires, n’aurait pas fait preuve d’un zèle excessif pour que le scandale explose. Celui-ci dément. «C’est quand même notre argent. Ce serait bien qu’il soit géré correctement», grogne un chef d’entreprise. Cela jouera-t-il dans le vote? Réponse le 6 juillet.

Les deux candidats ont des parcours professionnels bien différents

Avec 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier et 3.000 salariés dans 220 établissements, le groupe Martin Belaysoud dirigé par Patrick Martin est un important acteur de la distribution de matériels pour le bâtiment et l’industrie implanté à Bourg-en-Bresse (01), avec aussi une petite activité de fabrication d’équipements pointus pour l’industrie pétrolière. Son dirigeant se plaît à préciser que l’entreprise bientôt bicentenaire et 100% familiale a bien grandi depuis qu’il a intégré la direction en 1987, avec une activité multipliée par 20 (via de nombreux rachats) et des effectifs plus que décuplés.De son côté, Dominique Carlac’h a lancé en 1991 D&Consultants, un cabinet de conseil en innovation à Grenoble. Installé désormais à Paris, ce dernier emploie 40 collaborateurs pour 6 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec une activité à la fois de travaux de prospective, de gestion de projets R&D et de recherche de financements publics dans le domaine notamment de la santé, des transports ou encore de l’agroalimentaire.

Patrick Martin, président délégué du Medef

  • Points forts : Il dirige une importante société et connaît donc bien tous les problèmes d’un chef d’entreprise. Ces cinq années d’expérience comme numéro 2 lui ont permis d’acquérir une solide expérience de négociation. Il maîtrise aussi parfaitement les délicats rapports de force internes du mouvement
  • Points faibles : Son profil d’homme du sérail pourrait dissuader des votants en quête de renouveau. De plus, des médias l’accusent de ne pas tout faire pour que le scandale financier touchant l’AGS (un organisme patronal chargé de régler les salaires dans les entreprises en difficulté) n’éclate ouvertement, même s’il s’en défend
  • Sa première décision importante s’il est nommé : Proposer aux partenaires sociaux une grande convention sur le thème de la croissance et du climat pour s’entendre sur des mesures conciliant économie et écologie et les soumettre au gouvernement

Dominique Carlac’h, co-vice présidente et co-porte-parole

  • Points forts : Sa volonté d’une direction nationale moins déconnectée du terrain pourrait séduire localement les adhérents se sentant peu entendus, tout comme son souhait d’un Medef plus offensif quant à la défense des entrepreneurs face à un environnement de plus en plus hostile
  • Points faibles : Elle est moins rompue aux négociations sociales, même si son rôle de porte-parole lui a donné l’occasion de nombreuses interventions. La taille de son cabinet de conseil est modeste. Enfin, son souhait de faire bouger les lignes pourrait rebuter
  • Sa première décision importante si elle est élue : Lancer en interne des débats pour faire remonter des propositions à défendre sur les nouveaux enjeux du marché de l’emploi: reconversion, apprentissage à tous les âges, travail des seniors

Pour représenter les entreprises, le Medef est bien concurrencé

La représentativité des syndicats patronaux ne fait pas l’objet d’élections, mais d’un décompte par la direction générale du travail (DGT). Aux derniers relevés, en 2021, le Medef avait conservé sa première place uniquement grâce au critère du nombre de salariés dans les entreprises adhérentes, critère plus important que le nombre de sociétés elles-mêmes. Furieux d’être devancé sur ce dernier point par la CPME qui accueille aussi des autoentrepreneurs et des acteurs de l’économie solidaire, il lui a fait un procès mais l’a perdu. Il est vrai que l’enjeu n’est pas mince: seules des instances représentatives peuvent négocier des accords valables avec les syndicats de salariés et le gouvernement, avoir des représentants dans les organismes paritaires mais aussi toucher des subventions au nom du dialogue social.

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