Le débat qui s’est étendu sur les réseaux sociaux et les ondes radiophoniques a fait son entrée dans l’enceinte de la Région, avec la décision de la commission permanente, le 5 mai, de geler le financement de l’opération de rénovation du square où a été érigée la statue, en attente « de bénéficier de l’éclairage d’historiens » et de pouvoir échanger avec la mairie de Saint-Denis. La crise mémorielle, qui se traduisait depuis 2011 par des actions militantes dénonçant la présence de cette statue, s’est transformée en crise politique. Si on y regarde de plus près, cette affaire témoigne, au-delà du regard contemporain porté sur rôle de Mahé de Labourdonnais dans notre histoire, de notre rapport à la nation ainsi que des dérives de notre République et de notre démocratie.
Je ne reviendrai pas ici sur le rôle du Gouverneur général des Mascareignes dans l’histoire coloniale et esclavagiste de Bourbon, des îles Mascareignes et plus largement de l’océan Indien. Bien des historien.nes apportent des précisions à ce sujet depuis que la polémique enfle.
Il suffirait d’ailleurs de se reporter à la publication de la « pochette à usage pédagogique » réalisée à partir de l’exposition réalisée en 1987 par les Archives départementales sur Mahé de Labourdonnais pour trouver 56 documents, organisés en 7 sections, dont une relative à l’esclavage. Cet ouvrage permettait déjà de mieux cerner la complexité du personnage et l’étendue de son action. Certes, et fort heureusement, le questionnement des historien.
nes sur cette période n’est plus le même aujourd’hui qu’il y a quarante ans. La société réunionnaise elle-même, qui alors ne se souciait guère de la présence de la statue de Labourdonnais, n’avait pas encore autant de connaissances disponibles sur cette part de son histoire. Je ne m’étendrai pas non plus sur la différence fondamentale qui existe entre, d’un côté, les mémoires, portées par la passion qui est consubstantielle à notre vie individuelle et collective, et, de l’autre, l’histoire qui construit un raisonnement critique à partir de faits avérés, donnant ainsi du sens au monde dans lequel nous vivons.
La polémique qui a été ouverte nous interroge tout d’abord, en tant que Réunionnais et en tant que citoyens français, sur notre rapport à la nation. Déboulonner une statue pour la déplacer alors qu’elle est installée depuis presque 170 ans une place proche de la préfecture, devenue lieu de d’innombrables rassemblements festifs ou revendicatifs, c’est aussi symboliquement venir bousculer une identité collective, quelle que soit notre connaissance individuelle sur le personnage statufié. Certain.
es ne supportent plus la proximité de la statue de Labourdonnais avec la préfecture. Cette dernière, faut-il le rappeler, est l’ancien palais du Gouverneur de l’île dont les salons d’apparat, conservés avec soin, témoignent toujours de ce que fut l’époque coloniale. D’ailleurs, ces salons sont l’un des lieux les plus fréquentés par les Réunionnais lors des journées du patrimoine.
On pourrait alors ne pas oublier qu’en tant qu’oeuvre artistique la statue de Mahé de Labourdonnais appartient à l’histoire de l’art. Installée à Saint-Denis, labelisée « Ville d’art et d’histoire », cette statue en bronze, médaillée à l’exposition universelle de 1855, est l’oeuvre de Louis Rochet, également auteur d’un Charlemagne se trouvant sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Le monument, dont le projet remonte à 1846, a été finalement érigé en 1856, durant le Second Empire, sous l’impulsion de l’élite locale.
Il s’agissait, à travers le personnage de Mahé de Labourdonnais, de célébrer la grandeur de l’empire colonial français, ce dont témoigne d’ailleurs la posture du Gouverneur. Cette statue du XIXe siècle est aujourd’hui la plus ancienne de la ville et, à titre d’élément patrimonial, elle participe à en écrire l’histoire. Elle n’a donné lieu à travers le temps à aucune commémoration liée à l’individu qu’elle représente, qu’il s’agisse de « l’esclavagiste » ou du « militaire ».
Devenue un élément du paysage architectural elle n’a été chargée finalement que récemment du sens qui lui vaut d’être déboulonnée, à savoir glorifier un individu qui a contribué au développement de l’esclavage et à la répression du marronnage. Il est évident qu’elle doit être accompagnée et enrichie d’outils de médiations historiques et/ou artistiques, quel que soit le lieu où elle pourrait se trouver à l’avenir.
La République est garante de la cohésion de la nation et ses représentants locaux et nationaux ont pour mission de veiller à la paix sociale.
À l’échelle nationale, l’État a choisi depuis la fin des années 1990 de répondre aux résurgences mémorielles par des lois qui ne sont pas sans provoquer des débats au sein même de la communauté historienne. Ericka Bareigts, en tant que députée de La Réunion, a d’ailleurs porté sur les fonts baptismaux une résolution de loi mémorielle sur la question dite « des enfants de la Creuse ». Cette résolution de loi, ainsi que la loi faisant de la traite négrière et de l’esclavage pratiqué par les Européens un crime contre l’humanité, ont provoqué une avancée des recherches historiques en France.
Mais le temps et les objectifs du politique ne sont pas les mêmes que celui du scientifique. Ainsi, en novembre 2017, le président Macron déclarait auxdits « enfants de la Creuse » qu’il apparaissait, « avec les lumières du recul de l’Histoire, que cette politique était une faute », alors que rapport conséquent des historiens demandé par l’État lui-même sur le sujet n’a été rendu sur la question qu’en mars 2018.
Qui est à l’origine de la demande de l’enlèvement de la statue de Mahé ? C’est le collectif identitaire « Laproptaz nout péi » qui a interpellé la maire de Saint-Denis sur le sujet depuis août 2020.
Il ne serait pas inutile que les responsables politiques s’interrogent davantage sur la philosophie politique et le projet de société qu’il peut y avoir derrière les revendications portées par ces personnes. Les progrès de notre société au fil des siècles ont toujours été portés au départ par des minorités et c’est pourquoi il faut savoir écouter et comprendre ce qu’elles expriment, tout en prenant garde cependant à ne pas contribuer à renforcer le communautarisme qui mine notre République. L’encasernement annoncé de la statue va l’isoler de l’espace public, et la solution proposée contribuera aussi à fracturer l’histoire collective à travers un affrontement ravivé entre la mémoire de l’abolition octroyée (le souvenir de l’acte de fraternité proclamé par l’État républicain) et la mémoire de l’esclavage (le souvenir des victimes et des résistances).
Comment refuser d’une part la présence de Mahé de Labourdonnais dans l’espace public car cela « érige le crime comme une gloire » (JIR du 27 avril), et expliquer d’autre part, au prétexte qu’il aurait été « un militaire », que l’armée pourra continuer à l’honorer pour les conquêtes coloniales dont il a été le maître d’oeuvre ? En outre, la valeur symbolique d’une statue est liée à son lieu d’exposition, aux cérémonies qui se jouent autour et des discours qui y sont prononcés. Placer cette statue dans une caserne n’est donc pas un choix anodin.
Le grand projet de musée de l’histoire de l’habitation et de l’esclavage, en cours d’élaboration au musée de Villèle, contribuera sans conteste à une meilleure diffusion de notre histoire coloniale et esclavagiste ainsi que de sa complexité.
Il était temps d’ailleurs que nos élus fassent enfin le choix de donner à La Réunion un musée historique digne de ce nom, après l’avoir doté d’un site internet proposant déjà de très nombreuses ressources en ligne (portail-esclavage-reunion.fr). Est-ce que les responsables du musée et son conseil scientifique ont été consultés, soit par la maire de Saint-Denis, soit par les services de l’État, sur la question devenue épineuse de la statue de Mahé de Labourdonnais ? Ils auraient sans doute pu apporter, eux aussi, leur expertise éclairée sur cette question mémorielle vive.
Cette polémique est enfin révélatrice des débats qui traversent notre démocratie. Il est sain qu’une société s’interroge sur les traces du passé qui se trouvent dans l’espace public. Déplacer une statue ou débaptiser un lieu est un acte symbolique lourd de sens.
En 1941, le conseil municipal de Saint-Denis avait ainsi décidé de transformer la place du Barachois en place du Maréchal Pétain. On peut comprendre que la place ait été ensuite débaptisée au plus vite, car il y avait un consensus politique autour du fait que le nom du chef de l’État français collaborationniste ne pouvait incarner les valeurs démocratiques pour lesquelles le monde libre s’était battu. La décision annoncée par la mairie de Saint-Denis de déplacer la statue de Mahé est-elle aujourd’hui le fruit d’un consensus démocratique ? Un maire, un préfet et un général peuvent-ils s’accorder entre eux sur le déplacement d’une statue installée depuis 1856, classée monument historique ? Cela est tout à fait légal, mais au vu de l’importance symbolique tenue par ce monument la procédure suffit-elle à légitimer le choix ? Était-ce la meilleure démarche que d’expliquer, une fois la décision politique et administrative annoncée, que cela permettra ensuite « de faire un travail scientifique avec les historiens sur le rôle de Mahé de Labourdonnais, sa part d’ombre et son rôle dans l’histoire » (JIR du 27 avril) ? L’éclairage des historien.
nes n’aurait-il pas dû arriver en amont pour nourrir ensuite la prise de décision ? Des « historiens de la société civile » (Le Quotidien du 31 mars) auraient été consultés sur le projet. Il se trouve qu’il y a 7 représentant.es de notre île au sein de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, dont Ericka Bareigts a été elle-même la première présidente du conseil des territoires entre 2020 et 2022.
La ville de Saint-Denis, le département et la région font partie des collectivités fondatrices de la FME. Ces Réunionnais.es, dont trois sont membres du conseil scientifique, et dont le rôle est justement de contribuer à mieux faire connaître l’histoire esclavagiste de notre pays et à pacifier le rapport entre les différentes mémoires qui s’affrontent sur le sujet, n’ont jamais été consulté.
es. Leurs différentes analyses auraient pu nourrir, parmi d’autres avis, une réflexion plus aboutie car il y a bien des façons de répondre aux interrogations que peut légitiment se poser aujourd’hui la population. D’autres pays ont eu en effet à traiter, parfois depuis longtemps, cette question de la présence de statues contestées, qu’il s’agisse de la période esclavagiste ou d’autres périodes de l’histoire.
Bien des ouvrages ont été rédigés sur le sujet et bien des réponses originales ont été apportées, autre que des comportements iconoclastes ou wokistes, sur le modèle nord-américain.
Quel est l’objectif annoncé de ce déplacement de la statue ? Préserver un monument historique, rare vestige conservé de notre passé, et « décoloniser les esprits » selon les propos de la maire de Saint-Denis. Pour remplacer la statue de Mahé, l’édile a annoncé l’installation d’une nouvelle oeuvre d’art, propriété du département et exposée au musée Léon Dierx en 2019, dans le cadre de l’exposition « le jour de l’abolition ».
Cette imposante installation proposait sur 200 m² une déambulation suivant l’ordre alphabétique à travers les noms des affranchis de 1848. Faut-il rappeler que l’installation de Mathilde Fossy avait été conçue en écho au célèbre tableau d’Alphonse Garreau, prêté pour l’occasion par le musée du Quai Branly, représentant l’abolition de 1848 annoncée par Sarda Garriga ? Tout l’intérêt du questionnement historique et philosophique proposé par l’artiste venait de sa mise en confrontation avec l’annonce politique de Sarda Garriga, personnage également sujet à de nombreuses critiques mémorielles. La décolonisation des esprits se résumerait-elle à ne proposer, comme cela fut le cas lors de la colonisation, qu’une version amputée de ce que fut la complexité de la réalité historique ? L’oeuvre de Mathilde Fossy trouvait toute sa force et sa pertinence dans le nouveau point de vue qu’elle présentait à partir d’une oeuvre devenue incontournable et qui, jusque-là, incarnait uniquement la mémoire octroyée par la République.
Quel sens voulons-nous donner finalement à la commémoration de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage chaque 20 décembre et avec quels objectifs pour notre société ? Quand La Réunion parviendra-t-elle à s’affranchir du carcan des mémoires pour répondre aux défis majeurs qu’il lui faut relever pour construire un avenir serein ?
Nous pourrions alors peut-être nous souvenir de ce que furent l’intelligence politique et la force de la résilience de Nelson Mandela dans la proche Afrique du Sud. Il a su faire de la coupe du monde de rugby, organisée par son pays en 1995, un outil pour construire la réconciliation entre Noirs et Blancs après la terrible période de l’Apartheid. Il a pour cela imposé, contre l’avis de son propre parti, le maintien du symbole des Springboks et des couleurs traditionnelles sur le maillot national pour un sport qui était pourtant l’incarnation de la domination blanche.
Souhaitons que les femmes et les hommes politiques de La Réunion s’inspirent, dans les choix qu’ils auront à prendre, de cette volonté de construire l’émancipation d’un peuple par la paix, l’éducation, la culture et le sport, plutôt qu’ils n’alimentent les confrontations mémorielles au risque alors de fracturer la cohésion sociale et de mettre à mal le « vivre ensemble réunionnais » qu’ils mettent si souvent en avant.
Le 10 mai 2023
Gilles GAUVIN
Docteur en histoire à l’IEP de Paris.
Membre du conseil scientifique du musée de Villèle.
Membre du conseil d’orientation de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage.