Les éditions Seghers publient cette année le recueil des lettres que John Steinbeck écrivit à son éditeur Pascal Covici du 29 janvier au 1er novembre 1951, tout au long de l’écriture d’A l’est d’Eden, paru en 1952. C’était pour lui comme un échauffement matinal avant de commencer à s’y mettre. La plupart des lettres se terminent d’ailleurs par « Allez, je te laisse, je me lance ».
Comme dans toute gymnastique, l’ouvrage a un côté répétitif qui peut lasser, ou au contraire emporter. Moi, j’aime bien. Mais en même temps que j’aime bien, je me disais que j’aimerais encore plus une édition reconstituant le synchronisme entre les lettres et les chapitres du roman.
Les propos d’une lettre éclairant ou contredisant le récit du chapitre rédigé à la suite de la gymnastique. Et inversement.Ce n’est pas avant le 10 mai, soit au tiers du temps qu’il s’était donné pour écrire son roman que Steinbeck se pose la question du titre.
Ce n’est d’ailleurs pas lui qui la pose, comme il le raconte lui-même dans sa lettre à « Pat », son éditeur, mais un de ses amis qui, au cours d’un dîner, lui demande ce qu’il est en train d’écrire. « Un très long roman », répond Steinbeck. Et quand l’ami demande le titre, Steinbeck lance comme si l’idée était venue à l‘instant même : La Vallée de Salinas.
L’ami trouve le titre pas bon. Une discussion s’élève à l’issue de laquelle, Steinbeck en convient, La Vallée de Salinas n’est pas un bon titre.
« Qu’est-ce que tu en penses ? »
« Que dirais-tu de Ma vallée ? », propose Steinbeck.
Il le trouve merveilleux, ce titre. Graphiquement, l’effet d’équilibre produit par le doublement des consonnes lui semble rien moins que magistral. « Et il est aussi d’une grande chaleur et d’une grande simplicité.
J’aimerais bien entendre ce que tu en penses. »L’écrivain nous informe assez vite de ce qu’en pense l’éditeur : « Tu n’aimes pas mon titre MA VALLEE. Je n’ai jamais été bon pour les titres.
Je me fiche du nom qu’il porte. Je l’appellerais bien Vallée vers la mer qui est une citation de… rien du tout, mais il a deux grands mots et une direction. Qu’est-ce que tu en penses ? Et je ne vais plus y songer. »
Steinbeck a un tic stylistique : il abuse du et. Ça me touche parce que je suis affligé du même tic. Pas plus Ma vallée que Vallée vers la mer ne semblent convenir à l’éditeur.
Dans ces conditions, « ne vaudrait-il pas mieux faire savoir, dès le titre, de quoi il est question ? Avec cette idée en tête, je suis revenu à la Genèse […] Je suggère donc pour mon titre : Le Signe de Caïn […] c’est bref, dur, mémorable et le monde entier, ou presque, sait ce que ça signifie. Et c’est aussi un titre qui a de l’allure. Qu’en penses-tu ? »Pas du bien.
Mais la référence biblique a fait son chemin, ce qui aboutit un mois plus tard à : « Et je crois que j’ai enfin un titre magnifique, A L’EST D’EDEN. » Pat semble l’avoir approuvé et même applaudi puisque Steinbeck écrit dix jours plus tard : « Et à moi aussi A l’est d’Eden s’impose peu à peu comme le titre définitif. Je me demande néanmoins si tu ne devrais pas l’essayer sur quelqu’un d’autre avant qu’ils ne sachent de quoi parle le livre. »
Comme pour sceller l’accord, Steinbeck ne parle plus que d’E d’E (East of Eden). « Je pense au livre comme un E. » Le nom de sa femme commence aussi par un E (Elaine), « Par conséquent la lettre est porteuse de chance. »
Quand le choix d’un titre relève de la superstition, il n’y a plus rien à faire pour en dissuader son auteur.Aussi profitable qu’un exercice quotidien de gymnastique intellectuelle, la lecture de ce recueil de lettres m’a imposé de voir encore une fois le film qu’Elia Kazan en a tiré, deux ou trois ans après la parution du roman, et quelques mois avant la mort, à 24 ans, de James Dean qui en avait tenu le rôle principal. A la suite de quoi il m’est apparu que les lettres, le roman et le film ne formaient qu’un seul objet et que c’est après avoir proposé à Moïse plusieurs titres, aussi nuls les uns que les autres, que Dieu a trouvé la Bible.