Chez Eurenco à Bergerac, on ne réinvente pas la poudre mais on la fait à nouveau parler. Cette entreprise spécialisée dans les domaines de la pyrotechnie et de la chimie est l’un des plus bels exemples de ce que le ministre des Armées souhaiterait impulser à toute l’industrie d’armement française en matière d’économie de guerre. C’est même une de ses plus belles vitrines de sa politique en la matière.
Et il semble y puiser une part de sa réflexion stratégique sur les capacités industrielles de la France. En se plongeant notamment dans le passé d’Eurenco quand le gouvernement de l’époque a décidé en 2007 de stopper la fabrication des poudres en France. Pour garder ses compétences et ses technologies dans cette filière clé pour les munitionnaires, la société avait alors transféré cette production sur son site de Karlsgoka en Suède.
L’arrêt de cette production « est un des mauvais exemples de ce qu’il ne faut pas faire » en matière de souveraineté, a tonné Sébastien Lecornu, qui visitait mardi le site d’Eurenco à Bergerac. Un vaste site industriel où sont toutefois fabriquées depuis 2006 les charges modulaires destinées à la propulsion des obus… avec de la poudre importée d’Allemagne, d’Italie et de Suède. « Pour de mauvaises raisons, des décisions ont été prises de se séparer de quelques éléments de souveraineté et notamment de la filière poudres », a martelé le ministre des Armées.
« C’est évidemment une aberration », a-t-il estimé. Entretemps, la crise du COVID-19 et la guerre en Ukraine ont cruellement révélé les vulnérabilités et les dépendances de la France en matière d’approvisionnements de certaines matières premières stratégiques, dont la poudre.
« Il se trouve que le modèle gaulliste des années 60 de notre système de défense est un modèle complètement souverain dans lequel on doit être capable de produire et de subvenir à nos propres besoins de A à Z », a rappelé le ministre.
(…) « On paye largement le sous-investissement du passé comme en 2007 avec le choix de nous séparer de notre filière poudres. Depuis 2007, nous n’avons plus de capacité à produire des poudres sur le territoire français ».
Economie de guerre : Sébastien Lecornu enfile sa tenue de combat
Eurenco, au cœur de l’économie de guerre
Avec la guerre en Ukraine et les nombreuses tensions qui surgissent partout dans le monde, Eurenco est l’un des industriel de l’armement français qui profite le plus de la croissance des budgets de défense dans le monde.
D’autant que son expertise et sa technologie, en tant que chimiste de l’industrie de l’armement (conception de poudres et explosifs), sont clés dans la fabrication des obus, des bombes et des missiles. Les poudres fabriquées jusqu’ici en Suède à Karlskoga par Eurenco sont qualifiées sur 20% des systèmes d’armes, qui réalisent 80% de parts de marchés mondiales. Résultat, son chiffre d’affaires a plus que doublé entre 2019 et 2024, passant de moins de 200 millions d’euros en 2019 à une estimation de 500 millions d’euros en 2024 grâce aux 1.
400 salariés (302 millions en 2022), selon le PDG d’Eurenco, Thierry Francou. Eurenco réalise 75% de son chiffre d’affaires dans la défense. Au-delà de ce bilan économique flatteur, Eurenco coche toutes les cases du très bon élève en matière d’économie de guerre, un sujet très cher à Sébastien Lecornu.
Détenue depuis janvier 2023 par l’État après l’avoir achetée à Giat Industries, la société relocalise aujourd’hui une activité souveraine, innove en recyclant de vieilles poudres, prend des risques en investissant dans son outil industriel et exporte une grande partie de sa production. Tout pour plaire à Sébastien Lecornu, qui exhorte les industriels à prendre des risques dans le cadre de l’économie de guerre et de la croissance mondiales des budgets de la défense. « Eurenco est vraiment l’exemple de la vitrine de ce qu’il convient de faire », a-t-il insisté.
Obus : mais pourquoi y a-t-il une pénurie mondiale de poudres et d’explosifs…
Sans poudre, pas d’obus
C’est à Bergerac que Eurenco est en train de relancer en France une production de poudres avec un objectif de 1.200 tonnes par an à partir de 2025. En pleine pénurie mondiale de poudres, elle représentera 500.
000 charges modulaires qui sont glissées dans le canon derrière l’obus pour le propulser. Soit « 95.000 coups complets » (ou obus), selon Eurenco.
Il faut jusqu’à six charges modulaires par obus. « Si nous pouvons mettre en place une usine ici à Bergerac en moins de deux ans, c’est parce que nous avons gardé ces compétences entretenues en Suède. Nous fabriquons et testons depuis la Suède en parallèle de la mise en place de cette usine de production de poudres à Bergerac », a expliqué Thierry Francou, fortement soutenu par le ministère, qui a lui fluidifié certains obstacles administratifs, notamment.
Concrètement aujourd’hui, le site a été dépollué et les travaux de terrassement de l’usine sont terminés. Les bâtiments seront sortis de terre à la fin de l’année.
« Moins de deux ans pour mettre en place cette usine à Bergerac, c’est un exploit.
On parle d’habitude de quatre à cinq ans pour monter de telles capacités mais ici il faudra moins de deux ans entre l’annonce de l’Hôtel de Brienne et la mise en place opérationnelle de cette usine », a tenu à préciser le patron d’Eurenco.
La relocalisation de la fabrication des poudres représente un investissement de 50 millions d’euros pour Eurenco. Et pour soutenir cette initiative, le ministère des Armées a décidé de passer une commande pluriannuelle de charges modulaires (livraison prévue entre 2026 et 2030) et de prendre en charge la requalification des poudres.
Soit un total de 10 millions d’euros. Et Eurenco recrute. Le site de Bergerac va passer de 200 personnes en 2020 à 450 en 2025 (330 fin 2023).
Pour le ministre, il fallait traiter en urgence cette perte d’autonomie stratégique. « Eurenco va procéder à la construction d’une usine qui va nous permettre de reproduire nos propres poudres pour l’équivalent à terme de 150.000 obus de 155 mm par an.
On reviendra à des capacités de production qui correspond à nos besoins », a-t-il expliqué. Cette usine permettra de desserrer un peu le goulet d’étranglement qui ralentit la production d’obus en Europe. Grande première pour la Marine nationale avec l’interception de trois missiles balistiques
500 millions d’investissements
Au-delà de cette nouvelle usine à Bergerac, les capacités industrielles d’Eurenco sont en pleine croissance.
L’entreprise est actuellement « dans une phase d’investissement sans précédent », a expliqué mardi Thierry Francou. Elle a un plan d’investissements de 500 millions d’euros sur les trois prochaines années (2024, 2025 et 2026), dont 250 millions en France. « Ces investissements vont nous permettre d’avoir les capacités pour demain et d’accélérer », a-t-il souligné.
Et Eurenco a réussi à récolter 76 millions d’euros d’aides de la Commission européenne dans le cadre d’ASAP (Act to Support Ammunition Production), une initiative pour accélérer la production d’obus sur le sol européen. L’entreprise avait présenté plusieurs dossiers. D’une manière générale, le groupe va multiplier en 2025 par deux ses capacités de fabrication d’explosifs, par dix celles concernant la fabrication de poudres de gros calibre et, enfin, par deux la capacité de fabrication des poudres de petits calibre.
En outre, Eurenco va multiplier par sept la capacité de production de charges modulaires sur tous ses sites. Celui de Bergerac verra ses capacités multipliées par deux dès 2026 avec une troisième ligne d’assemblage en 2026 sur un terrain adjacent encore en friche. Ce qui permettra de passer de 500.
000 à 1,2 million de charges modulaires produites par an à Bergerac. « Ce qui se joue ici à Bergerac, c’est l’accélération des cadences de production », a constaté le ministre. Enfin, au-delà de la France, Thierry Francou vise l’ouverture de trois nouvelles implantations entre 2025 et 2028, une aux Etats-Unis (pour une production de 1.
500 boitiers de charges modulaires) et deux dans des pays européens avec lesquels Eurenco est en cours de discussions. Dans ces deux pays, il est question de production de poudres (1.200 tonnes sur les deux sites) et de charges modulaires.
Des lignes qui tournent 7 jours sur 7
Sur le plan de l’innovation, les deux premières lignes d’assemblage des charges modulaires sont entièrement automatisées et fonctionne 24h/24 tous les jours de l’année. Seuls six techniciens supervisent la ligne d’assemblage derrière des écrans de contrôle. Ainsi, dans un bâtiment, un robot jaune se saisit d’un boîtier gris arrivant sur un tapis, le remplit de gros granulés de poudre propulsive, appose un allumeur et colle un couvercle.
« Nous utilisons des procédés de fabrication de rupture, l’impression 3D de matériaux énergétiques, le système de mélange par résonnance acoustique pour aller plus vite et faire à la demande nos produits et également des systèmes de fabrication continue », a précisé Thierry Francou, dont la devise pour le développement est : « on va vite, on se trompe vite, on apprend vite et on corrige ». Résultat, la durée de développement a été divisée par deux. Il faut en moyenne moins de six mois entre l’idée et la mise en série.
Le site de Bergerac a d’ailleurs été labellisé vitrine industrie du futur. Un prix décerné par le ministre délégué à l’Industrie et de l’Énergie, Roland Lescure. Pour la fabrication des poudres, Eurenco va également mettre en place une fabrication continue, qui va nous permettre de fonctionner sept jours sur sept, 24h sur 24.
Cela va surtout permettre « de fabriquer des grandes capacités de poudres », a affirmé le patron d’Eurenco. L’entreprise est « la seule entité au monde » à utiliser un tel processus industriel à Karlskoga, et bientôt à Bergerac. Très clairement, Eurenco a fait un copié-collé de son usine en Suède pour aller le plus vite possible dans la mise en service de la nouvelle usine de Bergerac.
En outre, Eurenco et Nexter, en partenariat avec la Direction générale pour l’armement (DGA) ont innové en recyclant des poudres anciennes (AuF1 et TRF1) pour fabriquer de nouvelles charges modulaires. Eurenco a répondu « à un besoin opérationnel urgent avec des nouvelles méthodes qui ne sont pas habituelles dans le monde de la défense », a souligné Thierry Francou. L’équipe constituée des industriels et du ministère a mis moins de six mois pour évaluer, qualifier (sur trois systèmes utilisés en Ukraine dont le Caesar), pour déconstruire les anciennes munitions et, enfin, pour mettre en production de nouvelles charges modulaires avec ces poudres.
Cette initiative a permis « d’assurer la soutenabilité de l’aide à l’Ukraine. Elle permet aussi évidemment de répondre à vos besoins en matière d’exportation », a pour sa part estimé le ministre.
Des exportations cruciales pour le modèle Eurenco
Eurenco ne produit pas seulement grâce aux seuls besoins des armées françaises.
Elle exporte 75% de sa production à l’international. Ses clients les plus importants sont Rheinmetall, BAE Systems, Czechoslovak Group (CSG), Saab, Nexter, le polonais PGZ ou encore des américains. Son carnet de commandes est d’ailleurs rempli jusqu’en 2030.
« C’est l’export qui nous permet à la fois de montrer que nous sommes compétitifs sur ces marchés et qui tirent notre compétitivité. Sans compétitivité, il n’y a pas d’export. Cela nous permet aussi d’avoir des fortes capacités de production entretenue par ces contrats d’export », a expliqué Thierry Francou.
Après les années de plomb au cours des décennies 2000 et 2010, Eurenco est aujourd’hui en plein boom.