Rendez-vous Chez Georges, son vieux QG, dans cette festive rue des Canettes (6e), ultime trace d’un Saint-Germain-des-Prés bohème liquidé en une dizaine d’années par les marques et une nouvelle population de nomades étrangers fortunés transfusés aux poke bowls saumon-avocat. Tel le village d’Astérix, ce vieux bistrot célébrant le verre de rouge, le rire, une proximité joyeuse d’oiseaux de nuit, résiste avec panache à cette gentrification si déprimante.
Eva Jospin a découvert l’endroit enfant avec ses parents, en sortant d’un restaurant. Ils avaient gagné le sous-sol où se produisait un chanteur et avaient aimé l’endroit où traîna autrefois le jeune Bob Dylan. L’œil sombre perçant d’une lumière vive, presque argentée, les cheveux d’encre de la « Méduse » de l’Antiquité, l’artiste nous rejoint dans une petite pièce souterraine à l’écart de la musique. Christian Vadim, qui sort de scène, passe un œil amical.
Le fils de Catherine Deneuve est son beau-frère par alliance puisque sa demi-sœur Chiara a eu un enfant du sculpteur Pierre Torreton, le père des deux premiers enfants d’Eva. Vous suivez ? La grande famille du cinéma rive gauche hante définitivement les lieux.
Les cartons d’Eva Jospin
Mais partons rive droite, là où se trouve son atelier, un ancien espace industriel du 11e, immense et encombré de cartons et d’outils dans lequel elle officie avec sa petite équipe très soudée. Un endroit où sa dernière fille, comme autrefois les deux aînés, aime traîner dans ce qui s’apparente aussi à « un terrain de jeux, à un espace de liberté où l’on peut se salir, et pourquoi pas construire des cabanes ». En carton, bien sûr… Eva Jospin se sert de ce matériau dit « pauvre » pour faire surgir des forêts imaginaires, des ruines rêvées, des projections métaphysiques de paysages qui tiennent autant de la précision du trait que de la fantaisie du « fond de l’œil ».
Son exposition, il y a deux ans à Paris au musée de la Chasse avait laissé le visiteur dans un état de sidération, comme s’il se trouvait téléporté dans un autre temps, celui du déjà-vu, cet entre-deux perturbant l’idée de flèche du temps. Avec la « Carte blanche » proposée par la maison Ruinart, l’artiste s’est cette fois intéressée aux liens secrets reliant la vigne, ses racines, les crayères et les paysages de Champagne. En résultent 22 pièces désormais en balade lors d’un « Grand Tour », du Carreau du Temple à Bruxelles, en passant par Berlin et la collection Lambert à Avignon cet été. Cette soudaine proximité avec un univers si différent constitue une exploration bienvenue de nouveaux territoires, à l’image de ce que cette femme en perpétuelle réflexion fit avec la mode lorsqu’elle réalisa deux scénographies de défilés pour Dior.
J’aime l’idée d’une nature artificialisée vue comme un espace imaginaire.
« Lorsque j’imagine un univers avec du carton, je le rends à son origine de bois, d’arbres, à partir d’une forme artificielle, à l’image d’un paysage dessiné, précise-telle. Mon travail est né de ma passion pour la peinture, pour les arrière-plans de certains tableaux, ce que l’on remarque derrière si l’on scrute une œuvre. Tout cela est lié à l’émotion, mais aussi à l’intérêt que je porte aux détails de paysages peints. J’aime l’idée d’une nature artificialisée vue comme un espace imaginaire. »
Eva Jospin est une héritière des romantiques allemands dans la façon d’envisager le sublime de la nature à la fois merveilleux et effrayant et d’en extraire un paysage de mille fantaisies. Une vision spirituelle qui nie la séparation entre l’organique et le végétal.
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Devenue féministe en devenant mère
Cette fille d’un ancien premier ministre et d’une mère sociologue (et photographe de… paysages) a eu ses deux premiers enfants à la sortie des Beaux-arts, manière de ne pas avoir à être prisonnière du dilemme travail-maternité. « Je ne me suis pas dit : je vais commencer à « percer » dans l’art contemporain, puis j’aurai des enfants ensuite. En avoir relativement jeune m’a permis de comprendre que chaque minute est très précieuse. Cela oblige à une extrême concentration et à un rejet du gâchis de sa vie. Être mère est en ce sens très motivant. Si j’ai quelque chose à exprimer, je le fais ! L’arrivée de mon premier enfant m’avait aussi fait prendre conscience de mon état de femme. Jusqu’alors je ne comprenais pas très bien ce que cela signifiait. »
Née en 1975, Eva Jospin a grandi entourée de femmes qui, dit-elle, ne se posaient pas la question de l’égalité, car, toutes à l’image de sa mère, étaient des « super féministes ». « C’était une période où le féminisme redevenait un impensé de la société, sans doute parce qu’on sortait d’une phase où tout ça avait énormément bougé. J’imagine qu’après certaines vraies avancées qui avaient demandé beaucoup d’énergie et de colère, certaines militantes avaient besoin d’un temps calme, mais c’était mettre les problèmes sous le tapis. #MeToo a soulevé le tapis. »
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Le besoin d’avoir « une chambre à soi »
Que signifie être une femme artiste aujourd’hui ? L’une des problématiques persistantes dans ce milieu étant de savoir quelle place réserver en tant que femme à son travail par rapport au couple, à la famille. Le schéma ne semble pas avoir beaucoup évolué : si encore beaucoup d’artistes organisent leur vie autour de leur travail en s’appuyant sur leur compagne, à l’inverse trop peu d’artistes femmes se sentent complètement épaulées.
Je ne connais qu’un cas de femme artiste dont le compagnon s’occupe de la carrière.
« Je ne connais qu’un cas de femme artiste dont le compagnon s’occupe de la carrière », abonde Eva, alors que son fils de 20 ans, étudiant en histoire de l’art, longs cheveux de jeune barde christique, vient nous saluer.
« Cela dit, je pense qu’il ne faut pas trop se poser les questions de l’empêchement mais plutôt de ce qui libère, poursuit-elle. Ne pas prendre trop à cœur l’idée de la complexité d’être une femme même si cela infuse votre création, sinon ça peut constituer un frein inhibant vous empêchant d’avancer. »
Sceptique quant à l’idée d’un regard spécialement « féminin » sur l’art, Eva Jospin confie s’être surtout intéressée à ses débuts à la question du genre parce que sa priorité était de savoir comment se créer un espace propice au travail en tant que femme. Pour cette grande lectrice, marquée à vie par la découverte d’Une chambre à soi (Éd. 10 x 8) de Virginia Woolf, la réponse a été vite trouvée : un espace extérieur, hors de l’assignation du foyer et de la famille, un endroit où l’on se sert de son corps neutre sexuellement. Un corps qui soit comme un outil, avec un seul objectif en tête : être concentrée sur le résultat qu’elle s’est assigné.
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La solitude des femmes artistes
Si Eva Jospin aime bien sûr échanger sur son travail avec son compagnon et père de sa seconde fille, le réalisateur italien Adriano Valerio, elle réserve les questionnements cruciaux de sa création à sa fidèle assistante depuis sept ans. « La pratique d’une femme artiste est plus lente à mettre en place, elle est plus solitaire. Beaucoup de filles ont encore le mythe du génie masculin. Moi, je n’ai jamais entendu mon mec dire : ‘Ah Eva, quel génie avec son carton ! ‘ (Elle rit.) Même si mon compagnon comprend parfaitement la nécessité de ce que je fais, ainsi que mon besoin de temps et d’espace. »
Il est 1h du matin, une dernière coupe pour la route. À quelques mètres de nous, dans la grande cave pleine de monde, on danse sur les bancs et les chaises. Nous remontons à l’air libre hors de ce sous-marin funky. Eva s’éloigne, hâtant le pas pour rejoindre ses songes peuplés de « contre-mondes » de carton où palpitent tant de beautés.
PROMENADE(S) en Champagne d’Eva Jospin (sélection d’œuvres de la carte blanche Ruinart), exposition à la Collection Lambert, Avignon, du 27 juin au 6 septembre 2023.
« Palazzo », exposition personnelle au Palais des Papes, à Avignon, du 30 juin 2023 au 7 janvier 2024.
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14 questions d’après minuit
Marie Claire : Dormez-vous bien la nuit ?
Eva Jospin : Oui, et j’adore dormir. J’ai la plupart du temps un rythme très soutenu, et parfois des grosses charrettes donc j’ai vraiment besoin de dormir, de récupérer. Le sommeil me fait du bien.
Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?
Oui, mais pas seulement ma mère. Mon père aussi. Mes parents étaient très tendres. J’ai été une enfant choyée et câlinée.
Vos boissons et nourritures nocturnes ?
Du vin, du champagne. Du pain avec du beurre, en rentrant tard à la maison, avant de me coucher. Quel délice !
La nuit efface-t-elle les soucis du jour ?
Pas toujours. Parfois, on se réveille et on se dit : chouette, c’était pas vrai. Et parfois l’inverse : merde, c’était vrai. En fait, c’est très variable.
Qu’y a-t-il sur votre table de nuit ?
Je déteste les habitudes donc il m’est difficile de vous répondre. Il y a en tout cas mon portable, mais uniquement pour écouter la radio, des podcasts, des livres audio téléchargés. J’ai ainsi écouté toute La Recherche. En ce moment Le Monde d’hier (Éd. Librairie Générale Française) de Stefan Zweig.
Vos carburants d’après minuit ? Alcool, Xanax, sexe, drogue, sucre ?
Alcool, oui, Xanax et drogue non, sucre, pourquoi pas. Le sexe, je n’ai pas envie d’en parler, c’est intime, mais pourquoi forcément après minuit ? (Rires.)
Avez-vous une bonne étoile ?
Je n’ai jamais cru à ça mais je réalise, avec le temps, à quel point les choses sont cohérentes dans ma vie et dans mon parcours. Disons que je commence à mieux comprendre mon intuition mais ça n’a rien à avoir avec une soi-disant bonne étoile.
Boule à facettes ?
Non, pas du tout. J’aime l’inattendu. J’adore les fêtes quand elles sont improvisées. Je n’ai jamais été une grosse fêtarde. Je préfère le bon dîner entre amis.
La nuit la plus dingue ?
Une en particulier, non, mais j’en ai eu des marrantes, quand j’étais plus jeune, par exemple aller frapper à la porte de la boulangerie à 6h du matin et acheter des croissants tout chauds. Ou quitter Paris d’un coup de tête pour aller assister au lever de soleil sur la plage de Cabourg…
Le plus trash, la nuit ?
Les bagarres. La nuit, les gens deviennent parfois fous à cause de l’alcool. Si seulement c’étaient de belles bagarres, comme dans les films, mais non, c’est moche à voir, les gestes ne sont pas beaux. On se tire par la chemise… J’ai horreur de ça. Il y a quelque chose d’absolument pathétique et d’inesthétique.
Qu’aimez-vous le plus la nuit ?
Le fait que, sans faire beaucoup d’efforts, tout semble un peu fictionnel. C’est un espace qui sort du quotidien.
Les mots de la nuit ?
Des mots qui s’éteignent, d’autres qui dévoilent des choses. Les conversations qui s’étirent et qui s’épuisent. J’adore les longues conversations de la nuit.
Le parfum de la nuit ?
L’odeur du dehors, par la fenêtre, l’été.
La chanson de la nuit ?
Tintarella di Luna de Mina. L’histoire d’une fille qui bronze la nuit en attrapant des coups de lune…
Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire, numéro 850, daté juillet 2023.
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