La Tunisie vers une "démocratie autoritaire" ou un "autoritarisme démocratique" ?


Interview de Vincent Geisser, sociologue et politologue au CNRS spécialiste de la Tunisie

Presque privée de ses vacanciers français, la Tunisie vient de plonger en plein chaos. politique. En début de semaine, assuré de l’aide de la France pour lutter contre la pandémie, le président de la République s’est adjugé le pouvoir exécutif. Kaïs Saïed, par le passé universitaire, a suspendu le Parlement et démis le Premier ministre de ses pouvoirs. Qui est Kaïs Saïed et que veut-il ? La Tunisie pourrait-elle plonger dans une nouvelle dictature, 10 ans après la chute de Ben Ali ? Vincent Geisser, sociologue et politologue au CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, est spécialiste de la Tunisie. Il répond à nos questions.

La Tunisie vers une

Avant de revenir sur l’actualité chaude et le coup de force du président de la République de Tunisie, pourriez-vous dresser à nos lecteurs le portrait de Kaïs Saïed ? Vincent Geisser : En tant que chercheur, j’ai bien connu les anciens présidents, que j’ai côtoyé plusieurs fois pour mes livres et mes recherches. Sauf que cet homme-là, je ne le connais pas vraiment. Je vous dis ça, car ce président reste un mystère. Kaïs Saïed est un universitaire, assistant de droit, il n’est même pas professeur. Il a fait sa carrière d’enseignant à la faculté de Sousse et de Tunis, sans jamais finir son doctorat. Il a présenté sa candidature à l’élection présidentielle de 2019, sans moyen, sans parti, ni affiche. Kaïs Saïed est relativement inconnu dans ses idées. Il a joué sur son côté simple, ordinaire, la proximité avec le peuple. Il s’est fait connaître, par ses expertises dans les médias tunisiens après 2011 (la chute de Ben Ali, ndlr), où il intervenait sur des points précis du droit constitutionnel. Finalement, il remporte l’élection avec 70% des voix sans que nous lui connaissons d’appartenance partisane ou idéologique. Même jusque lors des premières semaines de la présidence, il était habillé comme n’importe quel fonctionnaire tunisien, avec un costume local, il habitait dans son propre appartement et touchait une petite retraite. Malgré tout, il s’est rapidement mis dans ses habits de président. Alors que la constitution tunisienne organise, contrairement à ce qui est dit, de façon assez rationnelle la répartition des pouvoirs, entre le Premier ministre et le président de la République. Kaïs Saïed a très rapidement fait prévaloir le poste de président. Nous pouvions penser que par ce côté ordinaire, il allait être un président de la République discret, plutôt une figure tutélaire, sauf que cela n’a pas été du tout le cas. Il s’avère être un chef de l’exécutif dominateur, qui se place dans la posture de contrôle et garant du bon fonctionnement des institutions. Sur le plan idéologique et politique, nous pouvons dire des choses. Il est très marqué par le national arabe, l’idée que le monde arabe doit être indépendant. Il est plutôt pro palestinien. D’un point de vue politique nous parlons d’un personnage très conservateur. Il est contre la dépénalisation de l’homosexualité, contre l’égalité de l’héritage entre les hommes et les femmes, alors que le principe coranique prévoit que les femmes méritent une demi-part. En même temps ce conservatisme sociétal et sa conception de l’ordre moral, en fait aussi un anti-islamiste. Il n’est ni moderniste, ni islamiste.

Tunisie : « Kaïs Saïed n’est pas partisan d’une démocratie parlementaire, il est un peu césariste »

sans parler des idées nous sommes face à un président qui s’octroie tous les pouvoirs Cela ne va pas durer 30 jours, comme le prévoit la constitution, mais beaucoup plus. Après, pour la temporalité plus longue, il veut changer les institutions, pour mettre en place une démocratie locale, gouvernée par un exécutif fort. Pour résumer, il souhaite profiter de la crise sociale et sanitaire, pour imposer l’ordre dans la société. Puis à moyen terme, il veut préparer une réforme profonde des institutions et probablement le remplacement de la constitution actuelle par un régime présidentiel, plus personnalisé. Il veut un président élu avec des vrais pouvoirs et un Premier ministre qui soit son exécutant.

« Parmi les défenseurs de la démocratie, il y a une sorte de consensus en soutien au président »

à l’époque de Ben Ali et sa dictature est-elle aussi partagée par le peuple D’ailleurs vous noterez que l’opposition n’ose pas aller dans la rue. Vincent Geisser : Assez peu et les plus gros rassemblements étaient en faveur du président. Attention, je ne dis pas que je trouve ça bien mais je vous livre mon analyse. Je consulte pas mal d’anciens ministres, l’entourage des présidents de la République, tous me disent qu’il n’est pas possible de faire quoi que ce soit. Son aura populaire est bien réelle, mais il a très peu de soutien dans les canaux de l’élite tunisienne. Il y aura des déçus, mais il sera trop tard pour agir.

La Tunisie vers une dérive dictatoriale ? « Il peut faire tout ce qu’il veut »

« Il est clair qu’il y aura un assèchement de la vie associative, publique, mais pas au point de Ben Ali, car on ne revient jamais en arrière complètement. Tout comme il n’y aura une trajectoire à l’Egyptienne, puisque la Tunisie n’a pas une tradition de l’armée ou de la police, » selon Vincent Geisser (CNRS) – DR

en pleine crise sanitaire majeure Vincent Geisser : Il peut en effet effacer la démocratie, car les adversaires ne joueront pas la carte de la provocation. Les Islamistes ne sont pas sur un rapport de force, plutôt de résignation. Après rien ne dit que le président aura tout intérêt à créer une situation de chaos, pour se légitimer, puisqu’il a toutes les cartes en main. Je pense que durant ces 30 jours, il va créer un parlement à son image, sans virer les Islamistes de l’assemblée, puis il va négocier avec Nabil Karoui, le Berlusconi tunisien, pour lui éviter un tribunal populaire. Après nous ne sommes pas à l’abri de maladresses de sa part, s’il arrête trop vite des opposants, s’il interdit des partis politiques. alors cela peut tourner vers un certain chaos.

Tunisie : « Il y a une convergence des acteurs, y compris ceux critiques envers le président »

Mezri Haddad ne s’en est jamais vraiment remise. Vincent Geisser : La Tunisie a été, en quelque sorte, victime de son succès. Une démocratisation ça s’accompagne effectivement d’une ouverture de la société et de l’espace public qui remet en cause l’image de stabilité. Sous Ben Ali, il se passait des choses, mais de l’extérieur, le pays dégageait une image de stabilité et de sécurité. C’était un pays sans bruit, silencieux. Cette image a été complètement bouleversée par un effet de visibilité démocratique. Non seulement il y a eu des manifestations et des mouvements populaires, mais ils ont été rendus plus visibles par l’absence de censure. La démocratie donne l’image, d’une société effervescente avec beaucoup de créativité et pour le pire, d’une certaine forme d’instabilité. Tout comme l’Espagne à la sortie du franquisme, il y a une véritable « Movida » à la tunisienne, mais qui s’accompagne d’une profonde image d’instabilité et insécurité. Après la société tunisienne a connu des troubles, une certaine instabilité sociale, pas nécessairement due à la révolution, mais plutôt à une société à bout de souffle, mais l’instabilité n’a pas plongé la Tunisie dans le chaos. Pour ne pas empirer la situation, Emmanuel Macron a pris conscience de l’importance du classement de la Tunisie sur la liste des pays en rouge. Pour compenser, il a fait envoyer 1 million de vaccins et créer un pont aérien sanitaire pour alimenter le pays en oxygène.

La Tunisie risque de tomber dans la « démocratie un peu autoritaire » ou un « autoritarisme vaguement démocratique »

aussi bien en Egypte 10 années d’instabilité dans quel état économique se trouve la Tunisie ? Vincent Geisser : Le pays est très endetté, il a dû faire appel à des rallonges auprès du FMI récemment. Le gros problème de la crise sanitaire, c’est qu’elle a plongé une partie de la population sans ressource, en raison du taux important d’emploi informel. La perte d’activité du tourisme, l’arrêt des voyagistes, les couvre-feux, etc. ont fait que la société tunisienne est exsangue sur le plan social et économique. Ce retour d’un semblant d’ordre sera suffisant pour offrir une image de stabilité et faire que les voyagistes vont se réengager, donc les touristes revenir.

Qui est Vincent Geisser ?

Vincent Geisser est chercheur au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). Il est politologue et sociologue, spécialiste de la Tunisie.

Il est aussi Président du Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI) et directeur de publication de la revue Migrations Société. Vincent Geisser est auteur de plusieurs livres : « Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon ? », « Le syndrome autoritaire politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali », « Habib Bourguiba, la trace de l’héritage » ou encre « Renaissances arabes 7 questions clés sur des révolutions en marche ».

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