Alain Aspect, colauréat du prix Nobel de physique 2022 avec John Clauser et Anton Zeilinger, recevra la prestigieuse récompense samedi 10 décembre pour ses travaux ayant permis de mettre en évidence la réalité de l’intrication quantique. Il revient sur cette formidable aventure scientifique, ainsi que sur son parcours et sa vision de la recherche.
Le 4 octobre 2022, l’Académie royale des sciences de Suède annonce le nom des lauréats du prix Nobel de physique : le Français Alain Aspect, l’Américain John F. Clauser et l’Autrichien Anton Zeilinger.
Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots l’objet des expériences qui vous ont valu la récompense suprême ?A. A. Dans un article célèbre de 1935 coécrit avec Boris Podolsky et Nathan Rosen, Einstein découvre que le formalisme quantique permet des situations dans lesquelles tout se passe comme si deux particules pouvaient échanger des informations instantanément, quelle que soit la distance qui les sépare. Plus précisément, dans ces configurations où les deux particules sont dites « intriquées », le formalisme quantique indique que toute mesure réalisée sur l’un des éléments de la paire semble influencer instantanément le résultat d’une mesure sur l’autre particule.
Dans l’univers quantique, bien loin de l’intuition, deux particules pourtant séparées spatialement peuvent néanmoins constituer un système inséparable.
Mais en 1964, donc après la disparition d’Einstein et de Bohr, John Bell démontre que le débat va au-delà d’une question d’interprétation : certaines prédictions quantiques, dans des situations d’intrication jamais explorées jusque-là, sont en contradiction avec les conséquences du point de vue d’Einstein. On peut donc trancher le débat en faisant une expérience.
qui ont apporté la preuve que la mécanique quantique prédisait le bon résultat même dans les situations les plus extraordinaires Comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ?A. A. En 1974, alors à la recherche d’un sujet susceptible de m’intéresser pour mon doctorat d’État, je prends connaissance de l’article de John Bell de 1964 dans lequel il reformule l’expérience de pensée d’Einstein sous une forme qui permet en principe d’en tester concrètement les conséquences. Sous sa plume, le point de vue d’Einstein prend la forme d’inégalités dont la violation expérimentale serait la preuve de la validité de la mécanique quantique même dans cette situation encore jamais explorée.
Mais beaucoup reste à faire pour réaliser une expérience collant au raisonnement de Bell C’est en effet la seule façon de garantir que l’orientation d’un polariseur n’influerait pas d’une manière ou d’une autre sur la réponse de l’autre polariseur – distant – ou sur l’état dans lequel le couple de particules est émis Gérard Roger André Villing, dont les savoir-faire seront extrêmement précieux pour la réalisation du montage expérimental.
Dans son laboratoire de l’Institut d’optique en 1981.
Collections Ecole Polytechnique
ce qui exclut une échappatoire envisagée par Wendell Furry suivant laquelle l’intrication disparaîtrait à une distance suffisamment grande. Résultat : les inégalités de Bell sont violées. Viennent ensuite deux autres expériences…A. A. L’année suivante, pour se rapprocher du schéma théorique discuté par Bell, nous utilisons de nouveaux polariseurs qui permettent d’obtenir les deux résultats possibles dans une mesure de polarisation, alors qu’on ne détectait qu’un seul résultat auparavant, l’autre étant déduit d’une calibration annexe.
La mise en évidence de la réalité de l’intrication quantique et les applications qui en découlent constituent ce que j’aime appeler la « deuxième révolution quantique ».
ce qui sera fait avec Jean Dalibard qui effectue son service militaire à mes côtés comme scientifique du contingent. Cette fois-ci preuve est faite que même dans une situation où cela aurait beaucoup étonné Einstein, la mécanique quantique est validée.
Que ressentez-vous alors ?A. A. Je me dis « Enfin ! » L’idée remonte à 1974, je vois Bell en 75, on est en 82… Le résultat me déçoit un peu, car intellectuellement c’est la vision du monde d’Einstein qui m’attire le plus, mais en tant qu’expérimentateur, je n’avais pas d’a priori et je prends acte du résultat. Il en est de même de John Bell, qui m’a beaucoup influencé.
Vos expériences closent-elles toutes les questions sur les inégalités de Bell et la complétude, ou pas, de la mécanique quantique ?A. A. La science avance par confirmation – ou infirmation – de résultats antérieurs par des expériences toujours plus précises. Ainsi, au milieu des années 1990, Anton Zeilinger, aujourd’hui colauréat avec moi du prix Nobel, m’informe qu’un de ses étudiants, Gregor Weihs, veut refaire ma manip en choisissant l’orientation de ses polariseurs de manière totalement aléatoire alors que je le faisais d’une façon quasi-périodique, compte tenu de la technologie existante. Lorsqu’en 1998, Zeilinger et Weihs publient leurs résultats qui concordent avec les miens, j’avoue que je me sens soulagé, car un résultat scientifique n’est acquis que s’il est reproduit dans un autre laboratoire, dans une expérience qui n’est jamais strictement identique. Cela dit, c’est moins pour cette dernière expérience qu’Anton Zeilinger partage avec vous le prix Nobel que pour ses travaux sur la téléportation quantique ?A. A. En montrant que l’intrication quantique était une réalité nouvelle, nous avons ouvert la voie à toute une série de manipulations de ces états qui ont par exemple conduit Anton Zeilinger à réaliser la première expérience de téléportation de l’état quantique d’une particule sur une autre distante. La mise en évidence de la réalité de l’intrication quantique et les applications qui en découlent constituent ce que j’aime appeler la « deuxième révolution quantique ». Parmi ces applications inédites, citons la cryptographie quantique, qui permet des communications inviolables, la métrologie quantique, qui permet de mesurer avec une précision accrue par exemple des accélérations et des rotations ; et bien sûr l’ordinateur quantique, qui pourrait permettre de réaliser des calculs inaccessibles aux ordinateurs classiques.
Conférence de presse à l’Institut d’optique, Université Paris-Saclay, le 4 octobre 2022, jour de l’annonce de l’attribution du prix Nobel de physique.
BARANDE
je me suis dit que cette séparation n’avait pas de sens Je pense qu’il y a quelques années nous ne nous serions pas posé ce genre de question. ♦
Pour en savoir plus sur les travaux d’Alain Aspect et leurs applications, retrouvez notre dossier :Au cœur de la nouvelle révolution quantique