C’était entre la Pentecôte et la Trinité, entre la rivière Pentecôte et la rivière de la Trinité. Chaque année, quelques fois pendant la semaine qu’elle durait, Rogatien Lelarge reprenait conscience de cette coïncidence spatiotemporelle, s’en étonnait assez pour que ça le fasse sourire tout seul, et la gardait pour lui. Les deux fêtes ne sont pas très loin l’une de l’autre dans le calendrier liturgique, comme les deux rivières sur la route 138.
Les noms des choses, en était-il venu à se dire, sont comme de vieilles blagues semées par nos ancêtres pour nous parler d’une réalité et nous inviter à la connivence. On peut les pogner ou non.
Si Rogatien, avant de crever, avait laissé un peu vieillir sa petite-fille Laurie, il aurait pu lui parler des fêtes religieuses et des rivières.
Il aurait pu lui dire qu’il n’y a pas meilleure saison pour vivre à cet endroit quand on fait le commerce des mollusques et des crustacés : les gros arrivages de mai sont écoulés, le vent est frais, les profits sont considérables, la bière est bonne. Bien installé sur la galerie, il n’y a plus qu’à attendre l’été.
Au village de Baie-Trinité, il n’y avait qu’une bâtisse plus grande que la maison de Rogatien : l’usine de Rogatien.
La maison montrait sa longue façade au fleuve Saint-Laurent, à l’endroit précis où il devient sérieux et commence à offrir des perspectives bleues à perte de vue. Elle était en pierre de taille et avait quatre lucarnes avec des pignons dans son toit pentu. Une galerie couverte en bois la ceinturait presque.
Devant s’étendait une plage froide où l’on était presque toujours seul. Cette année-là, le gouvernement allait décider d’inscrire le bâtiment au Répertoire du patrimoine, un mois après la mort de Rogatien, histoire de faire chier tout le monde. Pour une fois, au moins, c’était le ministère de la Culture et non les crisses de Pêches et Océan.
Mais pour l’instant, toute la famille Lelarge buvait de la Molson Ex ou de l’orangeade Crush sur la galerie. C’était le traditionnel party de fruits de mer numéro trois, celui où, d’habitude, il y avait le moins de crabe, mais pas cette année-là. Il y en avait en masse.
Les Lelarge, après un débat et un vote, avaient installé le brûleur au propane sur la galerie pour éviter que les enfants jouent avec, même si ça risquait, selon une minorité, de mettre le feu. Rogatien nourrissait de Player’s le cancer caché dans son poumon gauche. Suzanne, sa fille, fumait des Du Maurier.
Réginald, son plus jeune fils, couramment surnommé Saturne hors de la famille, aurait préféré que le brûleur soit plus loin – ça lui aurait permis de fumer son hasch sans trop se faire remarquer. Robert, le fils aîné, fumait de temps en temps, mais plus depuis la naissance de sa deuxième fille. Il avait une face froide et, dans les cheveux, du gel.
Ça parlait de la pêche du printemps (bonne), de la saison du Canadien (qu’est-ce que tu veux faire quand ton meilleur joueur c’est Martin Rucinsky ?), des notes des petites à l’école (excellentes), de la chute du Nasdaq (juste un peu mauvaise pour Robert finalement; les autres trouvaient que c’était une idée de fou de mettre son argent dans l’internet), et avant que ça se mette à parler du futur de la compagnie (incertain), Rogatien s’est levé pour partir une marmitée de clams avec Saturne. Le vent était frais. Les bourgeons retenaient leur éclosion.
De la vapeur salée s’est échappée quand ils ont ôté le couvercle pour mettre les coquillages sur le brûleur. La lumière appartenait encore à l’hiver. Elle se dispersait dans le sable fin de la grève, quelques mètres devant la galerie.
Plus tôt, Florence et Laurie, les petites sœurs, avaient chanté des airs joyeux aux crabes vivants et tenté de les faire concourir dans des épreuves d’adresse. Ça avait moins bien fonctionné qu’au party de fruits de mer numéro deux. Maintenant un peu en retrait, Florence lisait un livre sur les reptiles.
Laurie se faisait décortiquer des crevettes par un peu tout le monde. À un moment, il y a eu un éclair d’ébahissement dans ses yeux, d’un coup, comme si elle était entrée en contact avec quelque réalité transcendante qui lui aurait jusqu’alors échappé. Elle a regardé France, sa mère, droit dans les yeux et lui a posé toute une question.
maman ? C’est pas des fruits.
Laurie. C’est une expression, a répondu France, en sachant fort bien que ça ne suffirait pas.
Laurie ! a appelé son oncle Saturne, je vais te le dire.
Mais, comme il s’apprêtait à le lui dire, il s’est rendu compte que sa longue chevelure frisée noire conforme à l’esthétique métal trempait dans l’eau des clams et il a plutôt sacré.
Il y a des enfants ! a repris Suzanne avec son ton à elle, mélange breveté de tendresse et de fermeté.
Non, Laurie, les fruits de mers, ce sont des mollusques, ou des crustacés.
Laurie, fille rousse de cinq ans d’un naturel placide et studieux, mais portée par le moindre élan de curiosité à un féroce jusqu’au-boutisme, a regardé Suzanne avec brouillard. Suzanne a vu ce brouillard s’opacifier dans la prunelle de sa nièce, devenir épais, lactescent, presque digressif.
Ça promettait pour la suite. Quoi qu’il en soit, elle préférait répondre à cette question-là qu’à celle de l’an passé : « Pourquoi t’es grosse, matante Suzanne ? »
La petite a parlé en premier :
un crustacé ?
Sa sœur aînée Florence, cheveux noirs, teint brun, neuf ans, a levé les yeux de son livre sur les reptiles pour répondre comme le zoologue farfelu qu’elles regardaient souvent à la télévision. Elle l’imitait mal et on l’a brièvement dévisagée.
Elle aurait rougi si ce n’avait été de son teint.
c’est un arthropode. Comme les insectes.
C’est une bibitte qui vient de la mer, et que tu peux manger.
pourquoi c’est un fruit ? Une pomme, c’est pas une bibitte, a renchéri Laurie, à qui ça ne disait pas de démordre.
Laurie.
Une pomme, c’est pas un crabe, a établi Saturne.
mais ça ne veut pas dire fruit. Tout ce que ça veut dire, c’est que ce sont des produits de la mer, que c’est la mer qui nous les donne, a poursuivi Suzanne, toujours prête à spiritualiser n’importe quelle question.
C’est le fruit du travail de la mer.
La petite ne comprenait toujours pas, et menaçait de fulminer.
c’est un fruit de mer, Laurie.
Un point, c’est tout. Retourne donc jouer avec les crabes, l’a sommée Robert, en bon père de famille excédé, avant de se plaindre, sans trop désigner d’interlocuteur, que sa Molson Ex réchauffait. C’est bon froid.
Plus tard, il allait découvrir le vin sur le chemin des parvenus.
Laurie a levé ses deux petits poings dans les airs. Un bruit étrange : visqueux, mais perlé, a désamorcé son hurlement.
Elle s’est retournée pour en voir la source : Rogatien.
grand-papa ?
s’est amusé le grand-père.
Sur la question du suçage des œufs des crevettes, les Lelarge se divisaient en deux clans : Rogatien et Réginald s’adonnaient sans retenue au plaisir salé de cette explosion nombreuse ; Suzanne et Robert ne pouvaient l’envisager sans que le cœur leur lève – quoique Suzanne, au final, ne demandait qu’à être convaincue.
a pétillé Laurie en s’avançant vers son grand-père.
regarde le ventre de la crevette, il est plein de pépins !
C’est pour ça que c’est un fruit. mais les moules, elles, est-ce qu’elles ont des pépins ?
Les moules, c’est des fruits parce qu’elles poussent dans les algues.
moi, laisse-moi faire.
k.
a opiné Laurie, sans quitter des yeux la cre vette éventrée.
Non !
c’est les légumes de la mer, mais on les mange pas. Les fruits de mer, ils portent leur nom parce qu’ils sont bons, parfumés, puis un peu sucrés.
France trouvait tout ça bien attendrissant. Florence préférait lire sur les reptiles. Saturne est allé chercher les clams déjà un peu trop cuites.
Suzanne s’est allumé une autre Du Maurier d’un geste théâtral. Robert laissait faire. Laurie allait bientôt être à court d’arguments :
les poissons, ils sont bons eux aussi.
mais il y a pas de familles qui se réunissent pour faire des partys de poisson.
Rogatien s’est arrêté pour tirer sur sa Player’s. Il a fait semblant d’éviter de souffler la fumée dans la face de Laurie.
Robert lui aurait dit que les œufs sont impropres à la consommation humaine si elle lui avait posé la même question à lui, dans sa maison à lui, mais il n’y était pas. À côté, France était au bord des larmes. Insensible à la beauté du moment, Robert a grimacé en avalant le fond tiède de sa Molson Ex.
Réginald a déposé sur la table de patio la marmite de clams en annonçant qu’elles étaient prêtes.
Laurie, a averti Florence, trop tard.
Le moment allait dévoiler quelque chose de profond en Laurie, mais pas seulement.
Tenues pour naturelles par les Lelarge, des certitudes en matière de comestibilité des choses se mettaient d’un coup à vaciller. Les conversations parallèles ont cessé net. Il n’y avait plus que le vrombissement des homardiers qui revenaient vers le quai, non loin.
Trop captivés par l’instant qui tournait à l’arbitrage, tous se sont mis à regarder Laurie approcher de sa bouche la carapace ouverte, sucer fort, essuyer ses lèvres avec sa main, mâcher un peu et avaler.
Laurie ? a rompu Rogatien ; personne d’autre n’aurait pu.
Laurie n’a rien dit.
Elle s’est mise à tourner en rond. On attendait une réponse, sous forme de sourire ou de vomissement. Saturne et Florence ont été les premiers à se rendre compte qu’il se passait quelque chose.
Par la suite, les autres diraient avoir été comme hypnotisés par l’attente d’un verdict clair. Saturne a laissé tomber sa clam sur la galerie. Elle s’est fracassée et il a lâché un « Wo ! » stupéfait, suivi d’un « Hou là ! » craintif et d’un « Tabarnac ! » terrifié.
Florence s’est levée et a saisi sa petite sœur par les épaules. Elle l’a brassée deux ou trois coups et lui a demandé si elle était correcte. Non.
Elle n’était pas correcte. Laurie a toussé un peu et tout le monde s’est mis à blêmir, mais jamais autant qu’elle. Rogatien lui a administré une claque inutile dans le dos.
France s’est mise à crier « Laurie ! » à répétition.
« Laurie ! », « Laurie ! » Robert s’est agenouillé devant sa fille. Il a vu l’éruption fulgurante de petites taches cramoisies et angoissantes autour de sa bouche.
Puis le cou de Laurie s’est mis à rougeoyer avant de se moucheter de blanc.
Laurie ! Ouvre ta bouche ! a dit Robert, du ton calme mais ferme qu’il est de mise d’adopter dans les situations d’urgence, avant de rajouter : Ouvre ta bouche si tu m’entends !
Laurie a obtempéré. Sa langue bleuie frétillait.
Comme un capelan enflé sur la batture, devrait rajouter Rogatien chaque fois qu’il raconterait l’histoire aux pêcheurs pendant les quelques mois qu’il lui restait à vivre.
Au-dessus de la langue de Laurie, il y avait une boule rouge grosse comme une cerise, c’était sa luette.
vite, Réginald, a ordonné Robert.
Réginald n’a pas réagi.
Je te parle ! Va appeler une ambulance.
Papa, essaie d’aller chercher Fortin !
C’était la première fois qu’on appelait Réginald comme ça dans la famille.
Quant à Rogatien, il savait généralement où trouver Fortin, médecin du village et ornithologue semi-professionnel. Il est donc parti en pick-up avec son cône pour caller l’orignal ; il comptait s’en servir pour héler le docteur. Dans les bras l’une de l’autre, Florence et France paniquaient.
Florence regardait et France ne regardait pas. La respiration de Laurie est devenue sifflante, comme celle d’une bouilloire. Suzanne a alors entonné un chant de gorge funèbre pour ouvrir les portes successives de l’au-delà premier à un nouvel ange, mais par la suite elle soutiendrait avoir cru du début à la fin que la petite s’en tirerait.
Quand ils sont arrivés avec la seringue d’adrénaline pour Laurie, les ambulanciers se sont quand même demandé, en voyant Saturne, si elle était la seule à en avoir besoin.
Comme tout délice, les fruits de mer ont plus d’une façon de vous tuer, mais les Lelarge n’y avaient jamais trop pensé. Jusque-là, insouciants, ils avaient attribué à l’alcool les vomissements des lendemains de party.
L’automne d’après, il a fallu que la docteure montre à Rogatien la radiographie de son cancer pour qu’il finisse par la croire. Il en était à préparer son voyage annuel. Matane, Gaspé, Moncton, Halifax, Boston, Montréal, Québec : le même itinéraire depuis presque quarante ans.
Il revenait aux Fêtes et repartait ensuite hiverner en Floride, où il possédait quatre beaux immeubles autour d’un terrain de shuffleboard et une maison, plus loin, devant l’océan. Il ne manquait pas en lui de réflexes de commis voyageur. Personne ne savait – ou n’osait envisager – la façon dont il occupait les soirées de sa tournée d’automne.
Quand on lui demandait pourquoi il partait, il disait simplement que c’était pour les affaires, qu’il appelait avec une tendresse fière « le commerce ». Mais cette année-là, il ne partirait pas. Il s’était mis à tousser vers l’Action de grâces.
Il avait voulu partir vers la Toussaint, même s’il avait perdu une soixantaine de livres depuis l’été et même s’il grelottait constamment et que ce n’était pas d’un petit frisson, non. Suzanne avait tenté de le convaincre d’aller voir le docteur Fortin, ou d’aller dans quelque endroit public où il pourrait le croiser « par hasard », mais, depuis qu’elle était adulte, la relation entre Rogatien et sa fille tenait à une désobéissance réciproque. Il avait fallu que Suzanne convainque France de convaincre Robert, qui devait conduire son père à l’aéroport de Baie-Comeau.
Quand il l’a vu sortir de chez lui, squelette avec un chapeau et une petite valise, il n’a pas hésité à faire comme sa sœur et sa femme lui avaient dit, et à plutôt le mener direct à l’hôpital.
monsieur Lelarge, partout où il y a des petites lignes. a montré la jeune médecin. Ça, c’est du bon poumon.
a fait Rogatien devant le négatoscope, parmi ses canules.
le noir, c’est la partie de votre poumon gauche qui est affaissée.
je présume que c’est ma mort en personne ?
La médecin est restée déconcertée deux secondes.
c’est le gros de votre cancer, mais on voit qu’il y en a un peu partout dans les poumons aussi.
La réaction de Laurie lors du party de fruits de mer numéro trois continuait de traumatiser Rogatien, comme tout le monde dans la famille d’ailleurs. Pendant les deux heures d’incertitude où elle avait eu la gorge enflée, il se rappelait s’être dit que c’était à lui, le plus vieux, de mourir, pas aux enfants, crisse. Et il n’avait pas été le seul à se résoudre à cette conclusion, qui le rattrapait désormais.
Alors qu’il ne lui restait pas plus que trois litres de souffle, il a dit à Laurie de ne pas prendre une bouchée du club-sandwich, au poulet pourtant, qui traînait dans sa chambre d’hôpital. À Florence, il a dit de faire son cours commercial ; à Robert, qu’il allait être content du testament; à Suzanne, de se marier – mais, avec un sourire tendre, que ça ne pressait pas ; à Réginald, ça, on ne l’a jamais su.
Rogatien est mort très vite, heureux, en fin de compte, de la chronologie des événements.
Suzanne a tenu à laver elle-même le cadavre émacié. Elle a refusé d’aller aux funérailles à l’église, préférant rester chez elle et se raser la tête en chantant du ventre. Florence allait garder toute sa vie un souvenir distinct de ces quelques jours ; pour Laurie, il n’allait en subsister qu’un flash : Suzanne devant le buffet froid, chauve et dans une robe épouvantable.
l’une avec de la pellicule couleur et l’autre en noir et blanc. Les deux images se révéleraient absolument identiques.
On ne se gênait pas pour le dire, ça adonnait vraiment bien que Rogatien meure au début de l’hiver.
Les pêcheurs n’allaient pas revenir avant la fin mars. Robert craignait qu’ils se mettent à négocier plus dur maintenant que l’autorité du vieil homme avait été réduite en cendres avec lui.
Rogatien avait été un homme direct toute sa vie et on s’attendait à ce que son testament soit à l’avenant, mais en sortant du bureau du notaire, Robert, Réginald et Suzanne se sont dit que leur père avait dû payer au mot tellement c’était court.
Personne n’allait oublier le préambule : « Puisqu’il faut un chef. » Ça s’est réglé en quatre mots et demi. Il fallait un chef. De son vivant, Rogatien, évasif, avait souvent dit que sa succession allait se faire naturellement et justement.
Il disait toujours « naturellement » avant de dire « justement » quand il en parlait. Puisqu’il fallait un chef, donc, l’aîné, Robert, héritait de cinquante et un pour cent des Pêcheries Lelarge. Suzanne recevait la maison en Floride et la filiale immobilière Lelarge of Florida, les biens personnels de Rogatien et vingt-quatre pour cent et demi des Pêcheries.
Réginald, le cadet, devenait propriétaire d’un autre vingt-quatre pour cent et demi et de la maison de Baie-Trinité, mais à condition de suivre une cure de désintoxication. Le testament ne disait pas que la cure devait fonctionner.
Des comptables de Québec calculaient que les trois enfants Lelarge pouvaient obtenir entre douze et quinze millions pour tout ça.
L’usine devait bien valoir cinq millions à elle seule. Le tiers de la population de Baie-Trinité y travaillait de la mi-mars à la fin novembre. L’hiver, la plupart encaissaient du chômage et partaient en ski-doo dans le bois.
Le village devenait bien tranquille.
Ce n’était pas leur habitude, mais les Lelarge ne se sont pas trop parlé pendant quelques semaines. Ils savaient qu’ils se reverraient, qu’ils referaient des partys de fruits de mer numérotés, que rien n’avait été brisé.
Mais ils avaient besoin d’une saison. C’est surtout Émilien qui les a consolés. Émilien, c’était le directeur de la caisse populaire de Baie-Trinité.
Il s’était toujours demandé si ces trois-là savaient que la caisse n’existait que pour prêter leur argent au village.
Après le décachetage, chacun est parti de son côté dans la petite neige.
Saturne est allé faire sa cure, qu’il appelait sa «j’en-ai-cure».
De jacuzzis en enrobages corporels de boue, de groupes d’entraide où l’on doit mettre ses tripes sur la table ronde en groupes de travail, où l’on se laisse tomber dans les bras des autres du haut d’un meuble bas, il s’est refait une confiance et s’est lentement désintoxiqué. Ça se passait dans les Cantons-de-l’Est. Il y avait là de nombreux toxicomanes de bonne famille et quelques chefs de grands restaurants venus guérir leur alcoolisme.
Il en est sorti sobre, toujours aussi chevelu, et plus businessman que jamais. Il a eu la malheureuse idée d’aller fêter ça en Jamaïque.
facilement rabattable.
Robert a tenté d’expliquer à ses deux filles ce qui arrivait.
un pédégé ? a froncé des yeux Laurie.
c’est un chef. Ça veut dire que je suis maintenant le chef des Pêcheries Lelarge.
a déduit Florence.
. oui. Si je veux.
s’est plainte l’autre.
maintenant, qui allons payer les pêcheurs, comme grand-papa faisait avant, a éclairci Florence, toujours prête à enseigner quelque chose.
a nuancé Robert. C’est la compagnie qui paie les pêcheurs.
Le concept de personne morale faisait laborieusement son chemin dans la tête des filles. Robert, qui entretenait de moins en moins loin en lui-même des fantasmes de croissance infinie, les voyait déjà héritières d’un empire mondial du fruit de mer. Il allait falloir qu’elles apprennent l’anglais, les bonnes manières et à ne pas s’en laisser montrer.
Quand il lui en a parlé, France a proposé un voyage d’affaires en famille. De moins en moins loin en elle-même, elle se méfiait des réflexes qui viennent avec le métier de commis voyageur.
ca
ca, mais le nom de domaine avait déjà été acheté par un magnat du cornichon. Dans la neige du Massachusetts, Laurie a pu jouer avec Howie, le fils de la vice-présidente à l’approvisionnement des restaurants Red Lobster. Elle apprenait l’anglais par contagion, en faisant des igloos et en piquant des carottes dans des bonhommes de neige.
France et Robert n’en revenaient pas. En patinant sur le lac glacé,
Florence a eu son premier baiser de la part du grand frère d’Howie, Cameron. Il était blond comme la plage de Baie-Trinité, et rude comme elle aussi.
Entre l’église et l’usine, il y avait à Baie-Trinité une école élémentaire où les Lelarge avaient longtemps fait la loi. L’école s’appelait Sainte-
Marie-Immaculée et elle a brûlé il y a deux ou trois ans.
France Brault était devenue directrice de l’école quand Florence avait presque quatre ans.
Elle était enceinte de Laurie. Elle n’avait pas grand-chose à gérer : trois classes de dix élèves, une enseignante pour chaque classe et un quatrième, touche-à-tout, qui donnait les cours d’anglais (c’était sa langue), de musique (il chantait faux, mais avait appris ce qu’était une double croche et à se débrouiller au xylophone) et d’éducation physique (il suffit de beaucoup de patience et d’un peu de sadisme). France devait aussi faire entretenir le bâtiment, tout en bois, orné d’un clocheton : une ancienne école de rang trop grande, infestée par une flore dont la commission scolaire préférait ne rien savoir.
La scolarisation de ses enfants angoissait France même avant leur naissance. Fille de Québec, le fait qu’il n’y ait pas de bonne école à Baie-Trinité la tracassait depuis le jour où elle s’y était établie. L’école primaire privée la plus proche était à Chicoutimi, à cinq heures de route.
Les pensionnats ne prenaient pas les enfants de moins de dix ans et c’était de toute façon une solution beaucoup trop déchirante. Devenir directrice de l’école Sainte-Marie-Immaculée l’avait soulagée. Au début, elle allait quotidiennement demander des comptes, la bouche pincée d’insistance, ses petites montures à fioritures sur le nez, le chignon adamantin.
Son ventre toujours plus gros menaçait de déchirer son col roulé noir. Laurie était un gros bébé.
Janie, Jacqueline et Magella, les trois enseignantes, savaient bien que France arrivait là pour surveiller ses enfants et que ce ne serait pas drôle quand sa plus vieille allait débarquer.
Quand elles fumaient ensemble, Magella médisait, Jacqueline l’encourageait et Janie, beaucoup plus jeune, les écoutait avec un air d’approbation. Magella racontait que la petite Florence, avec son teint brun, ses cheveux noirs et sa petite sœur toute rousse, devait être née d’une incartade de sa mère avec un Indien. Elles avaient fait part de leurs craintes à leur syndicat, qui n’avait pas fait grand-chose.
James, le professeur touche-à-tout, s’en câlissait quant à lui complètement. C’était un bon ami de Saturne.
Elle partageait les jouets rédigeait plusieurs articles et publiait les devoirs d’écriture de ses camarades.
Laurie avait commencé la maternelle un peu après et elle avait toutes les qualités de sa sœur, avec, en plus, une crinière d’une rousseur éclatante. Sa curiosité dévorante devait être canalisée, mais il y avait une petite bibliothèque pour ça, regarnie tout juste avant son arrivée grâce à un don anonyme.
Les dernières appréhensions des enseignantes au sujet des petites Lelarge s’étaient vite effacées : elles étaient adorables, bien élevées et ça ne paraissait pas du tout que leurs parents étaient millionnaires. France considérait les enseignantes comme des amies. Elle allait parfois aux clams avec elles.
Elle ne travaillait plus que les deux jours par semaine inscrits à son contrat.
Puis Laurie est devenue allergique aux fruits de mer un bon samedi et la marde a pogné solide.
Le personnel de l’école a dû consacrer une journée pédagogique à un cours de secourisme.
Le moniteur s’appesantissait sur le choc anaphylactique et l’utilisation de l’épipène. Il y avait une seringue de pratique et un mannequin. On faisait la file pour le shooter dans sa cuisse de caoutchouc.
En cas d’urgence, disait le moniteur, l’aiguille est assez longue et robuste pour percer des jeans. Même James a grimacé. Après le cours, France est venue expliquer la nouvelle politique de la commission scolaire sur les allergies alimentaires.
Les fruits de mer devenaient interdits partout. Quiconque en mangeait à la maison devait laver ses vêtements à l’eau chaude avant de les porter en classe. Élèves et employés devaient tous obligatoirement se laver les mains en arrivant à l’école – il aurait été inconvenant de ne demander qu’aux proches des ouvriers de l’usine de le faire.
Les semaines suivantes, France a accompagné chaque jour Laurie jusqu’à la porte de sa classe de maternelle où elle l’embrassait sur le front, devant tout le monde. Elle rôdait dans l’école tout l’avant-midi, à l’affût d’infractions à sa politique sur les allergies alimentaires.
a dit un jour Laurie à son institutrice avant de partir à la récré, je suis allergique aux fruits de mer.
Si j’en mange, il faut qu’on me pique avec l’épipène, sinon je vais mourir comme l’autre jour.
Laurie !
mais tout est devenu blanc, ou transparent, ou je sais pas. Mais il y avait pas Jésus.
Mme Janie, saisie, a répondu tendrement.
Laurie, ça m’a l’air grave ce que tu me dis.
Est-ce que ça te fait peur ?
Laurie. On s’en occupe, de ton allergie.
Laurie a fait un drôle de sourire, comme ravalé.
C’est le lendemain que Mme Janie a trouvé le premier graffiti, écrit au feutre rouge sur le mur :
« Maxime pu (sic) ». Elle s’est munie d’un gallon de peinture blanche pour recouvrir les inscriptions et n’en a pas fait de cas jusqu’à ce qu’elle en trouve deux autres la semaine d’après : « Karine a les yeux croches », « Keven est pauvre ». Quand Mme Janie a voulu lui interdire les stylos-feutres, Laurie a expliqué que les amis ne pouvaient pas comprendre ce qu’elle écrivait, car ils ne savaient pas lire.
Elle n’avait pas tort.
Trois jours plus tard, Florence décrivait sur son blogue le problème de porcs-épics de l’école : on trouvait toujours leurs excréments au pied des murs et leur rongement continuel déconcentrait les élèves et affaiblissait les fondations. Elle n’avait pas tort non plus.
Mme Janie, une fille du village qui sortait tout juste de l’université, en a parlé à Jacqueline en lui demandant de ne rien dire à personne. Jacqueline a pris sur elle de tout régler. Comme le syndicat n’a pas voulu s’en mêler, Jacqueline s’est retrouvée dans le bureau de France, sans Janie.
c’est jamais arrivé, a nié France avec névrose.
le petit Maxime probablement.
n’osait croire Jacqueline.
tu verrais tout ce qu’elle t’a dit autrement, l’a enfirouapée France.
Elle portait à ce moment-là des lunettes carrées, comme c’était la mode en ville, et s’exprimait avec froideur. Les lunettes durcissaient sa mâchoire.
Sa voix menaçait de céder. Elle a reçu le lendemain un courriel du commissaire scolaire.
Un mamelon de la jeune institutrice débordait de son décolleté avaient été brouillés.
Personne n’a appris grand-chose le reste de cette année-là à l’école Sainte-Marie-Immaculée.
L’été est revenu et les vacances avec les petites ont donné à France plus d’une occasion de regretter ses manœuvres. Un soir de larmes et de lucidité, elle a tout dit à Robert, qui s’est empressé de punir durement ses enfants.
Il n’y a pas eu de baignade, de télé, de jeux vidéo ou d’ordinateur de tout le reste de l’été. Pas même de promenades dans le bois. Elles n’ont eu droit qu’aux livres.
Et on ne réinstallerait pas le hamac. En août, Robert a dû congédier le chum de Mme Janie : la vidéosurveillance l’avait surpris à se remplir les poches de bigorneaux. Pour régler définitivement le problème des petites, Robert est allé, avec une enveloppe comme argument, convaincre Mme Noëlla, anciennement sœur Marie-Ange, de sortir de sa retraite.
Mme Janie n’aurait pas l’ancienneté pour être réengagée cette année-là.
Le troisième jour de sa première année, Laurie, heureuse de retourner en classe après un été de lecture et déjà terrifiée à l’idée de déplaire à Mme Noëlla, a ouvert son pupitre : il était rempli d’eau et de crevettes d’automne cuites. Trois gros homards marchaient sur les crevettes et s’en nourrissaient avec lenteur.
La bonne sœur écrivait l’alphabet au tableau. Elle n’avait pas écarté la possibilité de châtiments physiques. Laurie, dans un silence total, a reculé un peu sa chaise, a sorti sa seringue de sa petite trousse et s’est piquée.
L’adrénaline lui est montée à la tête tellement vite qu’elle n’a même pas senti la piqûre. Ses pupilles se sont dilatées et elle n’a plus vu que de la lumière blanche. Son cœur s’est mis à battre si fort qu’il a remonté dans sa gorge.
Elle s’est mise à suer profusément et a vomi un gros jet de jus d’orange et de gruau. Mme Noëlla s’est retournée. Laurie avait encore la seringue d’épipène plantée dans la cuisse.
À l’hôpital de Baie-Comeau, le pédiatre lui a montré une cassette VHS intitulée Épipène : ce qu’il faut savoir. Laurie a conclu d’elle-même que ç’avait peut-être été un peu prématuré cette fois.
Mais le souvenir de ses vomissures était puissant et, souvent, en faisant mine d’être plongée dans un livre, Laurie se laissait plutôt gagner par la vision paranoïaque des événements à laquelle France et Robert en venaient dans la pièce d’à côté.
Il commençait à faire un peu froid et les trois ou quatre feuillus enclavés dans la masse de conifères autour de la baie jaunissaient mais, en chandail de laine et en bottes de caoutchouc, Florence et Laurie pouvaient encore faire des châteaux de sable sur la plage. Un chat qui avait l’habitude de chasser le crabe est venu près d’elles.
ce chat-là ? Est-ce que c’est celui de Mme Janie ? l’a reconnu Laurie.
C’est le seul chat avec trois couleurs à Baie-Trinité.
. Est-ce que les chats peuvent être allergiques ? n’a rien empêché la grande sœur.
. Et peut-être aux autres chats des fois, a raisonné Laurie avec un visage pervers et lumineux.
Ainsi s’exprimait son amour naissant des paradoxes.
Minou. Minou !
Florence s’est mise à siffler pour appeler l’animal.
Elle a réussi à l’attirer avec la carapace qu’un crabe avait laissée derrière lui en muant. Puis elle l’a pris dans ses bras et a restreint son cou dans l’angle de son coude pendant que Laurie préparait la seringue. Laurie a visé la partie charnue de la cuisse.
Électrisé par l’injection, le chat a filé à une vitesse irréelle, comme une comète avec une traînée surtout brune, disparaissant dans un bosquet d’arboutarde. Peu après, une arythmie maligne le tuait, puis la prochaine marée, s’en mêlant, le donnait en pâture à un linceul d’oursins et d’étoiles de mer, mais Laurie et Florence n’en ont jamais rien su.
Janie et son chum ont continué d’encaisser leur chômage un mois ou deux, puis ils ont déménagé en banlieue de Québec.
À Baie-Trinité, ils étaient brûlés.
Personne n’appelle ça une mye. Pour les uns, ce sont des clams, comme en Nouvelle-Angleterre, nom masculin ou féminin selon les circonstances.
Les autres, qui parlent bien, disent palourde. En latin, c’est Mya arenaria et on s’attendrait, avec un nom pareil, à ce qu’elle soit une fille de l’Est, championne, peut-être, de tennis. À l’extérieur, elle est en blanc, comme à Wimbledon.
À l’intérieur, c’est un mollusque, avec tout ce que ça suppose.
Il y a un sens vulgaire au mot clam qui diffère de celui du mot moule. Sur la Côte-Nord, on appellera clam toute concrétion de mucus, crachée ou expectorée, dans les contextes langagiers où le mot morviat n’est pas assez fort.
En raclant de façon sentie leur oropharynx avant de cracher dans la cour de récré, les petits gars avertissaient ainsi Laurie : « Tchèque ben la clam.» Laurie faisait mine de s’en dégoûter, mais se retournait tout de même, par curiosité des fluides, pour mesurer l’épaisseur de la chose. Les premiers mois, elle avait fait valoir son allergie aux fruits de mer, mais elle s’était vite rendu compte que tout cela n’était que polysémie.
Pareillement, Rogatien, pas plaignard, trouvait les mots pour circonscrire l’expérience du cancer : « Je t’ai des hosties de clams, observait-il en confidence, j’ai l’impression des fois qu’il y a des petits bouts de poumon dedans.»
La pêche de la mye est une récolte. On la fait sur la batture, à marée basse.
Il y a de petits trous dans le sable mouillé, immanquables pour qui a l’œil. C’est par là que les clams respirent. Il suffit de prendre une pelle, de tasser un peu le sable et de les trouver.
On remplit vite sa chaudière.
dans une coquille, pour mourir dévoré par une étoile de mer.
La vie de la mye repose sur la filtration : elle aspire et expulse l’eau à longueur de journée en prenant soin de garder dans son système digestif ce qui passe d’animalcules dans le courant (c’est du plancton).
Cette capacité de filtration suscite, lors de la pêche, bien des clameurs. Avant que Laurie se pète son allergie, les Lelarge allaient aux clams en famille, dès qu’un peu de neige avait fondu sur la plage.
C’était un loisir et une tradition. « Mets tes bottes de caoutchouc, Laurie, on s’en va aux clams», l’invitait France. Ça voulait dire que l’hiver finissait.
Laurie s’amusait beaucoup à repérer les petits trous respiratoires sur l’estran. Elle les pointait, Robert creusait et, parce qu’une raideur l’empêchait de se pencher, c’était Laurie qui ramassait la clam. Elle l’avait toujours fait, mais ce n’est qu’à l’âge de cinq ans qu’elle a été victime d’un réflexe défensif du mollusque.
Elle venait d’en ramasser un et l’avait encore dans les mains lorsqu’il a sorti son siphon, un tube long comme lui, et a expulsé un puissant jet de liquide transparent. « Il fait pipi », a hurlé Laurie et elle s’est mise à pleurer.
a-t-elle ordonné.
Arrête de chialer ! C’est pas du pipi, c’est de l’eau, a atténué Robert.
je l’ai vu, c’est sorti de sa bizoune, a pro testé Laurie, entre deux sanglots profonds.
Laurie ?
Les Lelarge mangeaient le plus souvent les clams cuites à la vapeur. Le siphon, musculeux, se rétracte en cuisant.
Après la première pêche, France faisait annuellement un chowder avec l’eau de cuisson des clams, leur chair, du lard salé, des oignons, des patates, à peine de céleri et beaucoup de lait.
Après avoir pris deux bains, la petite est descendue à la cuisine. France extrayait la chair des coquilles.
c’était un garçon, maman ?
Laurie.
Tu as raison.
Il avait un pénis.
les clams ? Et ça, là, est-ce que c’est sa vulve ? a tenu à savoir Laurie en pointant une partie charnue du mollusque.
C’est pas sa vulve. Et je pense qu’ils font comme les humains, le papa clam met son pénis dans la maman clam.
Laurie, tu pourrais trouver ça dans les livres de grand-papa Rogatien, non ?
« La mer, c’est dégueulasse, les poissons baisent dedans », chante Renaud.
En réalité, les femelles clams pondent leurs œufs en juin et les mâles les fertilisent quand ils passent, éjaculant à même le courant. Les œufs deviennent des larves, se sécrètent une coquille et s’attachent au fond des eaux peu profondes. Mais, quand on prend un siphon pour un pénis, on peut s’imaginer n’importe quelle bizarrerie.
Les Pêcheries Lelarge vendaient les clams en gros et en sacs de cinq ou de deux livres.