Ces dernières années, est-on passé de «vous avez le droit» d’allaiter à «vous devez», comme le dénonçait la philosophe Élisabeth Badinter dans un livre paru en 2010? Au-delà des luttes idéologiques parfois très polarisées entre pro-allaitement et féministes, la question mérite sérieusement d’être posée. Des jeunes mamans en Suisse se plaignent en effet d’être victimes de pressions, d’injonctions, voire de violences psychologiques de la part de certains membres du personnel médical pour les inciter à allaiter leur bébé au sein. Des cas isolés? Peut-être pas tant que ça.
Plus nous avons progressé dans notre enquête, plus le nombre de femmes ayant vécu de telles expériences a augmenté, chaque personne acceptant de témoigner étant capable de citer des situations similaires dans leur entourage. Des récits qui troublent et qui choquent parfois, signes que dans notre pays, l’un des paradis mondiaux de l’allaitement avec près de 95% de mères ayant initié un nourrissage au sein, les choses ne sont peut-être pas si idylliques et évidentes qu’on l’imagine. «Le taux de femmes qui allaitent est assez incroyable en Suisse, confirme Johanne-Saskia Gay, psychologue FSP à l’établissement sanitaire ambulatoire La Consultation. Mais il n’est sans doute pas corrélé au véritable désir des femmes en la matière.»
En parler mais sans fustiger
Selon un sondage mené par le magazine Elle en 2016, 60% des répondantes reconnaissaient qu’on culpabilise les mères ou les futures mères peu concernées par l’allaitement. Certes, allaiter, c’est super, mais surtout lorsqu’on en a vraiment envie. Il y a parfois des pressions exercées par les proches: le partenaire, la famille, des amies… Mais cette influence est encore plus problématique lorsqu’elle provient de personnes du corps médical, une autorité scientifique censée être neutre, non jugeante.
pédiatres N’empêche, les témoignages des mères nous montrent que ce phénomène existe.
Le biberon n’était pas une option
Un phénomène qui peut surgir très tôt dans le parcours des futures mamans, dès les cours de préparation à l’accouchement, comme s’en souvient Noémie, 29 ans: «Quand je suis tombée enceinte, je n’avais pas d’avis très tranché sur le fait d’allaiter ou non. Bien que ma préférence penchait plutôt en faveur du biberon, je partais du principe qu’il fallait être ouverte d’esprit et considérer les deux approches.
Mais dès la première séance à la maison de naissance, les sages-femmes ont fait exclusivement l’éloge de l’allaitement.
Au second cours, je m’attendais à d’autres thématiques, mais là aussi il n’était question que des avantages d’allaiter. Énervée, j’ai fini par leur demander pourquoi elles n’évoquaient jamais la solution du biberon. Leur réponse fut sans équivoque :
l’allaitement étant l’unique méthode préconisée, on ne parlerait quasi pas de lait en poudre dans leurs cours, qui était le choix des mauvaises mères.
L’expression m’a interloquée. Les femmes qui n’allaitaient pas ne développaient pas le même lien, le même attachement avec leur enfant, m’a-t-on répondu. Je recevais beaucoup de piques en essayant de défendre le biberon. J’ai serré les poings sans rien dire mais, en rentrant, je me suis effondrée en pleurs.»
Noémie a terminé ces cours sans qu’on lui ait jamais expliqué comment préparer un biberon et quelles doses précises de poudre il fallait mélanger. «Cette obsession de l’allaitement chez les sages-femmes de l’établissement ressemblait à de l’endoctrinement. C’était comparable à une religion», constate-t-elle.
De son côté, Mathilde, 35 ans, a ressenti les mêmes injonctions culpabilisantes lors de ces cours. «À entendre leur discours, l’allaitement paraissait très épanouissant et aussi assez facile. J’étais curieuse, et j’ai finalement décidé qu’à la naissance de mon bébé, je tenterais cette aventure. Pourtant, au fond de moi, je sentais que ce choix était en quelque sorte dirigé, qu’il se faisait un peu sous la pression d’un idéal selon lequel on ne peut vraiment se réaliser en tant que maman qu’en allaitant.»
Obésité, allergies et autres maladies?
Mais en invisibilisant presque de cette manière le lait en poudre, dans certains contextes, ne donne-t-on pas l’impression aux futures mères qu’il s’agit d’une solution marginale, alors qu’elle est également tout à fait viable pour l’enfant?
ou du moins son caractère plus adapté. Les enfants biberonnés et non nourris au sein s’exposeraient ainsi, en grandissant, à une plus grande prévalence à l’obésité, aux allergies, à certaines maladies. Les adultes ayant été allaités petits présenteraient un Q.I. moyen plus élevé que celui des gens ayant été nourris au lait en poudre.
De tels travaux sont pourtant assez controversés, même au sein de la communauté scientifique, car ils se bornent parfois à constater des corrélations statistiques. «On entend beaucoup de raccourcis sur l’allaitement sur la base de ces études, or ces discours ne prennent souvent pas en compte les facteurs socioculturels et environnementaux, qui pourtant jouent un rôle énorme», argumente Yasmina Foehr-Janssens, professeure à l’Université de Genève et coordinatrice de plusieurs travaux sur l’allaitement.
Expliquer pourquoi on ne veut pas
Lors de notre enquête, plusieurs intervenants du milieu médical que nous avons pu interviewer ont mis en avant certaines de ces études, pourtant assez discutées, pour défendre une approche privilégiant l’allaitement. Les patientes qui déclarent ne pas être intéressées à allaiter sont interrogées sur les raisons de leur choix, afin de voir s’il n’y a pas de «fausses croyances» derrière. «Cela m’a un peu donné le sentiment que je devais me justifier», se souvient Leonora. Dans ce climat de grande valorisation du lait maternel, peut-on vraiment parler de véritable choix, en dépit de toute la bienveillance du corps médical?
«Beaucoup d’efforts sont faits pour encourager les mères à allaiter, avec parfois des excès et des postures sans beaucoup de nuances ressentis comme une pression pour les jeunes mamans, observe Yasmina Foehr-Janssens.
Ces efforts peuvent aller jusqu’à l’éloge au point de donner l’impression qu’on est dénaturée si on n’allaite pas. Le sous-texte est que si vous ne le faites pas, vous ne donnez pas le meilleur pour votre bébé, ce qui est un discours plutôt perturbant et culpabilisant.»
Avantages peu valorisés
souligne Dany Aubert-Burri, sage-femme et enseignante à la Haute École de santé de Genève. En outre, l’allaitement peut s’avérer plus compliqué à gérer pour les femmes assez anxieuses ou sans soutien familial, générant parfois du stress et de l’épuisement lorsque les choses ne fonctionnent pas bien.»
Parfois trop directif
bien que certaines mères vivent un allaitement mixte sur une longue durée. Il y a encore une forte polarisation lait maternel/lait en poudre.» L’injonction, consciente ou pas, de certains membres du corps médical, risque alors de pousser la maman dans ses derniers retranchements.
«Certaines femmes peuvent finalement ressentir un mal-être autour de l’allaitement, la période suivant la naissance n’est pas toujours aussi rose et lisse qu’on l’imagine, fait remarquer Manuella Epiney, médecin adjointe responsable de l’unité du post-partum aux HUG. Un allaitement compliqué peut même être un facteur de risque vers la dépression post-partum.»
Au fond, «peut-être se trompe-t-on en effet de cheval de bataille dans certaines maternités ou maisons de naissance quand on parle d’accompagner et de guider les mères dans leur choix, car c’est probablement un peu trop dirigiste, analyse Johanne-Saskia Gay. Personne ne peut mieux faire et mieux décider que la maman ou des parents pleinement éclairés des possibles qui s’offrent à eux et libres de leur choix».
Témoignages
Nina, 38 ans: «Des infirmières m’ont arraché ma blouse pour que j’allaite»
Cet après-midi-là, elle était sur moi, on vivait un moment tranquille ensemble quand soudain la porte de ma chambre s’ouvre et deux femmes font irruption sans même se présenter. L’une d’elles m’enlève mon bébé des bras tandis que l’autre m’arrache ma blouse sans me demander mon avis ni m’informer sur ce qu’elle allait faire. Je me retrouve à moitié nue devant ces inconnues.
Les voilà qui me placent ma fille au sein puis m’expliquent qu’il est temps de commencer l’allaitement. J’avais l’impression d’avoir basculé dans la quatrième dimension. Énormément choquée, j’ai alors dit que je n’avais rien spécifié sur mes envies, et que j’avais une préférence pour le biberon. «Eh bien vous devez choisir vite», ont-elles répondu, avant de me donner une pilule pour couper la montée de lait et de partir comme elles étaient venues. Plus tard, j’ai appris que c’étaient des infirmières. Heureusement, tous les autres membres du personnel de la maternité étaient super, mais cette courte expérience m’a quand même traumatisée.
Mathilde, 35 ans: «On m’a accusée d’abandonner mon bébé»
À ce moment, j’aurais voulu passer au lait en poudre. Le biberon m’aurait rassuré car ainsi je pouvais m’assurer des portions que prenait mon bébé. Mais la sage-femme me l’a vivement déconseillé.
Je me suis sentie de plus en plus épuisée, j’étais stressée. Et les remarques abruptes et peu bienveillantes de ma sage-femme sur mes doutes autour de l’allaitement me faisaient culpabiliser. J’avais l’impression d’être nulle, de faire tout faux. Dès qu’elle partait de chez moi, je me mettais à pleurer. Je traversais des phases de réelle déprime. Environ un mois après ma sortie de la clinique, j’ai songé à utiliser un tire-lait, expliquant que j’avais besoin de dormir un peu plus, que mon mari voulait s’impliquer davantage. Et puis je pourrais retourner enfin chez le coiffeur, cela faisait des semaines que je ne prenais plus soin de moi, je me sentais moche et inexistante en tant que femme.
«Quoi, vous voulez déjà abandonner votre bébé?» m’a-t-elle aussitôt reproché.
À partir de ce jour, j’ai décidé de ne plus la voir et de m’adresser à quelqu’un d’autre. La nouvelle personne était formidable. Quand je lui ai demandé des conseils pour commencer le sevrage de mon bébé deux semaines après, elle n’a pas du tout été dans le jugement, me rassurant en me disant que le plus important pour l’enfant était une maman non stressée. Deux semaines supplémentaires et ma fille avait compris le principe du biberon, elle ne voulait d’ailleurs plus que ça. Moi j’étais plus zen, et mon bébé aussi, mon mari pouvait m’aider. C’est dommage que les choses se soient passées comme ça durant ces deux premiers mois.
Noémie, 29 ans: «La sage-femme jetait des biberons froids sur mon lit»
J’ai donné naissance à mon fils à la maternité. Dès les premières heures, j’ai accepté d’essayer l’allaitement sous la pression de mon entourage, mais mon bébé ne cherchait pas mon sein et je n’ai pas eu de montée de lait. Cela ne semblait convenir ni à mon enfant ni à moi. J’ai décidé d’arrêter là l’expérience au profit du biberon. Ce choix était très bien accepté par la plupart des membres du personnel, sauf par une sage-femme.
Un soir, mon fils avait faim et je l’ai appelée pour avoir un biberon. Lorsqu’elle a entendu ma question, sa première réaction a été de me demander avec agressivité pourquoi je n’allaitais pas. «C’est pour préserver votre poitrine?» m’a-t-elle ensuite lancé avec du mépris dans la voix. Toute la nuit, elle m’a apporté des biberons froids qu’elle me jetait presque sur le lit, comme si elle voulait me faire regretter mon choix.
Heureusement, après mon retour à la maison, la situation s’est améliorée. La sage-femme qui me suivait était super. Elle était scandalisée par ce que j’avais traversé, me confiant que de tels vécus menaient parfois à la dépression. Idem avec ma gynéco.
Comme plusieurs de mes amies dans cette situation, je n’ose plus dire publiquement que je n’allaite pas. En 2022, je pensais que ce n’était plus un tabou.