Le langage administratif de la Haute autorité de santé (HAS) présente parfois des subtilités sibyllines. Ainsi en va-t-il, par exemple, de son avis publié le 9 février sur la vaccination des enfants contre la grippe. Contrairement à ce qui a pu être rapporté ici ou là , ses experts ne recommandent pas de vacciner massivement les moins de 18 ans contre cette infection. Non, ils disent simplement que cette injection devrait « pouvoir leur être proposée chaque année ». Une nuance qui s’avère très importante : « Il s’agit clairement d’une recommandation en demi-teinte. Il existe des éléments favorables à cette vaccination, mais il reste aussi des inconnues, et donc des incertitudes sur sa pertinence au long cours », décode le Pr Jean-Daniel Lelièvre, chef du service d’immunologie et des maladies infectieuses de l’hôpital Henri-Mondor à Créteil (AP-HP) et expert pour la HAS. »Effectivement, ce n’est pas une recommandation forte. Nous disons simplement que les parents souhaitant faire vacciner leurs enfants devraient se voir offrir cette possibilité, avec un remboursement du vaccin », précise le Pr Élisabeth Bouvet, qui préside la Commission technique des vaccinations (CTV) de la HAS. Aucune obligation, pas même une incitation. Mais un changement de cap néanmoins, alors que de nombreux pays protègent déjà leurs enfants contre la grippe, parfois depuis longtemps : beaucoup d’États européens, mais aussi les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada ou encore la Nouvelle-Zélande. Et pour une bonne raison : « Au moins la moitié des cas de grippe recensés chaque année se trouvent chez les enfants, qui sont les principaux vecteurs de l’épidémie », rappelle le Pr Antoine Flahault, épidémiologiste et directeur de l’Institut de santé globale à l’Université de Genève (Suisse). Cet expert avait déjà montré voilà plusieurs années que la fermeture des écoles lors des vacances scolaires cassait la dynamique de l’épidémie et sauvait des vies, en particulier chez les plus âgés. »Différentes études indiquent qu’à partir de 10 % à 15 % de la population pédiatrique couverte, le pic épidémique diminue », souligne le Pr Bouvet. Des données confirmées par les expériences des pays ayant déjà adopté cette mesure. « Le Royaume-Uni, lors du déploiement de la vaccination des enfants, a montré un effet indirect sur les adultes en comparant des zones pilotes, où les immunisations étaient déjà pratiquées, à celles qui ne vaccinaient pas encore. Au Japon, où les enfants ont été vaccinés entre 1970 et 1990, on a observé pendant cette période une baisse de la surmortalité due aux pneumonies et aux grippes dans l’ensemble de la population, et une hausse quand le programme s’est arrêté », détaille Marc Baguelin, chercheur à l’Imperial college à Londres, et membre de la CTV. Cet effet serait avant tout lié à l’interruption des chaînes de transmission : « Il est approximativement linéaire avec la proportion d’enfants vaccinés. Bien sûr, plus leur nombre est élevé, plus l’impact pour la population sera important », précise l’épidémiologiste.
De nombreuses inconnues
A cela s’ajoute un allègement de la pression sur les hôpitaux : c’est aussi parce que les établissements pédiatriques ont été submergés cet hiver par la « triple épidémie » de bronchiolite, de Covid et de grippe que le ministère de la Santé a demandé à la Haute autorité de santé de se prononcer sur cette vaccination antigrippale. En plus de ces avantages « altruistes », les enfants y trouvent des bénéfices pour eux-mêmes, avec une réduction des formes graves, même si celles-ci restent rares, et moins de jours d’écoles perdus. Autant d’avantages indéniables, alors que par ailleurs, le vaccin antigrippal se révèle particulièrement sûr. Dans ces conditions, pourquoi les experts français n’ont-ils pas rendu un avis plus affirmatif, en recommandant, par exemple, une campagne organisée, à l’instar de celle destinée aux adultes à risque de formes graves ?A cause des inconnues liées à une vaccination répétée année après année chez les enfants pendant quinze ans, répond le Pr Lelièvre : « A ce stade, on ne sait pas exactement quelles en seraient les conséquences en termes d’efficacité au long cours ». En cause, selon cet expert, un phénomène complexe appelé « empreinte immunitaire », qui pourrait rendre les injections moins efficaces au fil du temps. Il est lié aux variations plus ou moins importantes des souches de grippe en circulation d’une année sur l’autre. L’immunité garde en effet fortement en mémoire son premier contact avec un agent pathogène, et aurait tendance à renforcer à chaque vaccination ce premier souvenir, plutôt que de produire des anticorps contre les nouveaux variants du virus, en particulier quand ceux-ci ne sont pas très différents du premier. »Nous ne pouvons pas dire s’il faut vacciner tous les ans, ou uniquement en cas de changements importants de la souche virale, par exemple », indique le Pr Lelièvre. D’où l’impossibilité, pour la HAS, de se prononcer en faveur d’une campagne en bonne et due forme, même si le vaccin devrait néanmoins être inscrit dans le calendrier vaccinal. « Dans un pays où par ailleurs l’hésitation vaccinale peut être forte, nous voulions surtout que les parents commencent à être sensibilisés à cette possibilité », ajoute Elisabeth Bouvet.
Le dilemme des parents
Les parents, justement, risquent de se sentir un peu perdus au vu de ces incertitudes… « Il n’y a aucune hésitation pour les enfants souffrant de maladies les exposant aux formes graves de la grippe : pour eux, le bénéfice d’une vaccination est très important. De même pour ceux vivant dans l’entourage de sujets à risque. Si leurs grands-parents un peu âgés et malades les gardent régulièrement, il peut être tout à fait pertinent de les vacciner », répond le Pr Lelièvre.Sur le terrain, les pédiatres ne disent pas autre chose. Le Dr Andreas Werner, installé dans le Vaucluse et président de l’Association française de pédiatrie ambulatoire, explique qu’il recommandera l’immunisation, mais sans insister : « Il y a des injections que je pousse beaucoup auprès de mes patients, comme celle contre le virus HPV responsable de cancers, ou contre les méningocoques qui causent des méningites. Contre la grippe, cela dépendra du contexte des familles ». Il indique toutefois être soulagé de voir ce vaccin bientôt remboursé : « Je le conseille notamment à l’arrivée d’un nouveau-né, pour offrir une protection indirecte au bébé. Mais quand il faut protéger les parents et toute une fratrie, l’addition grimpe vite ».La vaccination elle-même ne devrait en revanche pas être trop difficile à faire accepter aux enfants, sous réserve que le seul vaccin intranasal autorisé en France arrive enfin sur le marché. La Haute autorité de santé a en tout cas lourdement insisté en ce sens dans son avis. « L’industriel qui le produit ne le commercialise pas en France pour le moment. Nous espérons que le remboursement, auquel notre recommandation ouvre la voie, facilitera son arrivée dans notre pays », souligne le Pr Elisabeth Bouvet. Les plus petits l’apprécieraient d’autant plus qu’avant neuf ans, la première administration d’un vaccin grippal injectable doit se faire en deux piqûres, à un mois d’intervalle…