Comment la guerre en Ukraine façonne une nouvelle géopolitique de l'énergie


devient la priorité absolue du Vieux continent a dicté Bruxelles dans un règlement. Relégué en deuxième position, voire en troisième, derrière le pouvoir d’achat, le climat n’aura pas son mot à dire. Car la course au « net zéro émissions » ne changera pas la donne : comme depuis près de deux siècles, s’avitailler en combustibles fossiles reste l’obsession des nations, et tous les moyens sont bons pour y parvenir.

Le GNL remodèle les échanges internationaux

que le Qatar partage avec l’Iran et qui sera exploité dès 2027. La veille, c’était au tour du britannique Shell et du norvégien Equinor de conclure un accord pharamineux avec la Tanzanie afin de construire des infrastructures de production et d’exportation de GNL. Loin d’être freinée par Bruxelles, l’ambition se trouve d’ailleurs inscrite noir sur blanc dans le plan REPowerEU de la Commission européenne visant à rendre l’Europe indépendante des combustibles fossiles russes « bien avant 2030 ». En effet, celui-ci prévoit notamment d’ « augmenter les livraisons GNL en provenance des États-Unis et du Canada et celles de GNL et de gaz naturel en provenance de Norvège » et « conclure des accords politiques avec des pays fournisseurs de gaz comme l’Égypte et Israël pour accroître l’approvisionnement en GNL ».

Comment la guerre en Ukraine façonne une nouvelle géopolitique de l'énergie

Washington et Doha à la rescousse de l’UE

Sans surprise, cette manœuvre, décidée dans l’urgence, confère un nouveau pouvoir aux pays producteurs. En effet, tandis que la demande explose partout, l’offre reste quant à elle concentrée, ce qui tire les prix d’achat du GNL à la hausse. D’autant que la pression qui s’est exercée ces dernières années sur les investisseurs européens pour se défaire peu à peu des combustibles fossiles, afin de préserver le climat, a encore contracté les ressources exploitées dans le monde, rendant les cours encore un peu plus volatils.

« Les groupes pétroliers engrangent des profits historiques, mais n’investissent pas cette manne dans de nouvelles productions susceptibles de remplacer le pétrole et le gaz russes. Au contraire, les dirigeants rémunèrent les actionnaires et préparent le monde à un marché de l’énergie encore plus tendu », estime un observateur du secteur.

Les Etats-Unis, notamment, ont su en tirer parti. Profitant de la crise entre l’Europe et la Russie, les Américains, qui clamaient depuis des années leur opposition au projet Nord Stream 2, ont en effet doublé leurs exportations de GNL sur le Vieux continent, alors même que la valeur moyenne d’une cargaison (100.000 tonnes environ) est passée d’une cinquantaine de millions de dollars en 2021 à 80 millions en 2022. Au premier semestre, celles-ci atteignaient déjà 27 millions de tonnes, soit plus que les 21 millions de tonnes sur l’ensemble de l’année 2021, selon les données du groupement internationale des importateurs de GNL (GIIGNL). Résultat : en six mois seulement, les Vingt-Sept ont déjà reçu plus que les 230 méthaniers qui avaient accosté sur l’ensemble de l’année passée.

« Cela représente une nouvelle opportunité business pour les Etats-Unis, qui n’ont pas les plus grandes réserves mondiales, mais se sont donné un agenda pour les exploiter très rapidement, les exporter et les monétiser », explique un industriel du secteur.

Le Qatar pourrait également profiter de cette nouvelle configuration. Pionnier du modèle de livraison de GNL à volume élevé, à faibles coûts et à long terme pour de nombreux clients asiatiques, le pays intéresse désormais fortement l’Europe. Au point que la petite péninsule a repris en avril sa place de premier exportateur mondial de GNL, devant les Etats-Unis et leur abondant gaz de schiste, selon les données de S&P Global Commodity Insights. Fort de l’explosion de la demande, le pays compte sur le projet NFE, qui ferait passer la capacité de liquéfaction de gaz du pays de 77 millions de tonnes par an, à 126 millions en 2027, pour cimenter sa place de fournisseur privilégié.

Des liens renforcés en Asie

Mais parmi les clients des contrats actuels, certains pays dépendants du GNL ne parviennent plus à suivre le rythme, quand d’autres raflent la mise. Ainsi, ces derniers mois, plusieurs navires méthaniers qui carburaient vers l’Asie ont brusquement changé de cap pour mettre les gaz sur le Vieux continent, bien décidés à vendre leur cargaison aux plus offrants. Au Pakistan, où les coupures de courant rythment désormais la vie des habitants, le gouvernement ne peut « tout simplement pas rivaliser avec le pouvoir d’achat des pays européens, prêts à tout pour mettre la main sur les réserves mondiales », a fait valoir un membre du cabinet fédéral fin juin. De fait, les trois appels d’offre lancés par le Pakistan pour la livraison de GNL en juillet n’ont reçu qu’une seule et unique réponse. Celle de QatarEnergy, qui fournit le pays d’Asie du Sud depuis plusieurs années, mais propose désormais un prix quatre fois plus élevé qu’il y a un an, à presque 40 dollars/mmbtu (l’unité de compte du GNL, qui correspond à 293 kilowattheures). Un deal refusé par la société d’Etat Pakistan LNG Ltd. incapable de régler ce qui aurait été l’expédition la plus chère jamais livrée au pays. La Chine, qui importe les trois quarts de sa consommation de pétrole et 40% de sa consommation de gaz, suit de près la situation. Car le Pakistan fait partie intégrante de sa stratégie de développement de « nouvelles routes de la soie », cette politique annoncée en 2013 pour raffermir les liens entre Pékin et ses voisins afin de repousser l’influence américaine hors d’Asie, et reprendre le contrôle des voies maritimes. La ville portuaire de Gwadar intéresse particulièrement la République populaire, qui a débloqué presque 50 milliards pour y créer un axe économique. Et pour cause, sa proximité avec le Golfe d’Oman en fait une porte d’entrée idéale pour acheminer les hydrocarbures du Moyen-Orient, surtout depuis que la Chine s’est implantée à Djibouti. A cet égard, Pékin continue de placer habilement ses pions  : en avril, l’entreprise d’ingénierie chinoise a signé un accord avec le Pakistan pour concevoir, construire et financer un terminal méthanier offshore près de Karachi. Celui-ci permettra d’importer du GNL du Qatar, mais aussi de liquéfier celui d’Iran, et une raffinerie doublée d’un oléoduc enverra le brut jusqu’au Xinjiang. L’Asie-Pacifique reste d’ailleurs le principal client des pays du Golfe pour le pétrole, puisqu’ils y exportaient 840 millions de tonnes en 2020, contre environ 115 vers l’Europe. En plus des réserves du Moyen-Orient, Pékin compte aussi sur les hydrocarbures de son voisin russe, de plus en plus disponibles du fait des tensions entre Moscou et l’Occident. Le gazoduc « Force de Sibérie » illustre bien ce rapprochement : inauguré en 2019, l’immense tube sera capable, à terme, d’expédier 38 milliards de mètres cube par an à la Chine. Et un second pipeline, qui traverserait cette fois la Mongolie pour livrer 50 milliards de mètres cube supplémentaire par an de gaz russe à la République populaire  (un volume identique à celui de feu Nord Stream 2) se trouve actuellement en projet. Pour ce qui est du pétrole, un oléoduc long de 4.740 kilomètres capable d’acheminer pas moins de 1,6 millions de barils par jour vers la Chine a vu le jour en 2021.

Pied de nez à la communauté internationale

C’est d’ailleurs dans cette logique que Vladimir Poutine appelait le 23 juin les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à coopérer face aux « actions égoïstes » des pays occidentaux, dénonçant les tentatives de ces Etats de « se servir des mécanismes financiers pour rendre le monde entier responsable de leurs propres erreurs de politique macroéconomique ». Une manière pour le président russe de fédérer un nouveau « bloc », aujourd’hui « nécessaire » pour « élaborer une politique unificatrice, positive visant à créer un système réellement multipolaire », avait-il fait valoir. Et par là-même, de lui permettre de pivoter son commerce énergétique du Vieux continent vers les Brics, alors que la fermeture du marché occidental, où s’écoulait en 2021 plus de la moitié de ses exportations de produits pétroliers et les trois quarts de son gaz, promet de l’amputer de recettes mirobolantes. Conscient de ces nouvelles opportunités, le Brésil a d’ailleurs répondu à l’appel. Et notifié le 12 juillet à l’ONU de son intention acheter « autant de diesel qu’il pourra » à Moscou. « Le Brésil est un partenaire stratégique de la Russie, un pays dont elle est fortement dépendante pour les engrais. Notre pays recherche la sécurité en termes d’approvisionnement et la Russie fait partie de ces fournisseurs sûrs », a ainsi défendu Carlos Alberto Franco França, le chef de la diplomatie du pays d’Amérique du sud. Un gros coup de canif dans l’unité internationale voulue par Washington pour isoler le pays dirigé par Vladimir Poutine.

Pékin et New Delhi puisent dans l’offre russe

Loin de se contenter des infrastructures existantes, la Russie tente d’ailleurs, elle aussi, de se renforcer sur le marché du GNL. En Sibérie, TotalEnergies reste par exemple impliqué dans la station de production de GNL de Yamal, via ses parts dans le géant gazier Novatek. Surtout, le pays construit plusieurs infrastructures au large de l’île de Sakhaline, où des entreprises japonaises restent présentes, ou encore sur la péninsule de Gydan, en Sibérie orientale. C’est d’ailleurs dans cette contrée reculée que le méga-projet Artic LNG 2 se déploie, afin de produire dès 2023 presque 20 millions de tonnes de GNL par an. Reste qu’au-delà des freins logistiques, financiers et technologiques qu’entraînent les sanctions occidentales, Moscou doit composer avec des acheteurs d’hydrocarbures parfois en position de force. En avril, des raffineurs indépendants chinois étaient ainsi parvenus à obtenir une remise de 35 dollars sur le baril de pétrole russe. En Inde, où les livraisons russes d’or noir ont bondi, de presque rien en décembre, à près de 700.000 par jour en avril, Moscou applique une décote de 30% par rapport aux cours en vigueur. Autant de paramètres qui permettent à Pékin et New Dehli, respectivement premier et troisième consommateurs d’énergie, d’étancher leur soif de combustibles en puisant dans l’offre russe que boude l’Union européenne, de son côté malmenée par une inflation hors de contrôle.

Une géopolitique de la transition énergétique

avant d’atteindre la neutralité carbone à la moitié du siècle. Fin juin, le Conseil européen décidait d’ailleurs de rehausser à 40% la part d’énergie qui devra être produite à partir de sources renouvelables en 2030, contre 32% auparavant. Alors que l’autosuffisance énergétique du Vieux continent reste faible, y développer massivement l’hydraulique, le solaire et l’éolien pourrait ainsi lui permettre de faire une croix sur bon nombre de ses dépendances extérieures, et par là-même d’accroître sa « souveraineté énergétique », une exigence martelée par Bruxelles depuis le début de la guerre en Ukraine.

« Nous sommes en plein désordre international et dépendre du soleil et du vent en créant des emplois à l’échelle locale vaut mieux que dépendre du gaz russe et du pétrole d’Arabie Saoudite », répète à l’envie l’écologiste français Yannick Jadot.

Pour chaque nation, il s’agira donc de remporter des batailles stratégiques à l’échelle de la planète, dont certaines d’entre elles seulement sortiront victorieuses : l’accès privilégié aux matériaux nécessaires à l’usages des énergies peu polluantes, le contrôle des technologies pour pouvoir les exploiter, et le financement des nouvelles infrastructures.

Des hydrocarbures aux minerais

quand d’autres assiéront leur puissance. Le sujet est d’autant plus important que l’offre en métaux critiques, nécessaires à la fois pour construire les infrastructures de production d’énergies renouvelables, les batteries et les câbles électriques, s’avère encore plus concentrée que celle des fossiles. En effet, alors que les trois plus grands producteurs de pétrole (Russie, Arabie Saoudite et Etats-Unis) ne représentaient « que » 10% chacun de la production mondiale en 2021, les ordres de grandeur sont tout autre pour ce qui est des minerais  : la même année, la République Démocratique du Congo assurait à elle seule plus de 50% de l’approvisionnement en cobalt, et l’Australie la moitié de l’avitaillement en lithium sur la planète. Pékin n’est pas en reste. Alors que le pays produit 80% des terres rares consommées sur le globe (utilisées par exemple dans les aimants permanents pour les éoliennes en mer), les nouvelles routes de la soie ont une autre vocation que celle d’ouvrir des voies maritimes pour l’importation massive d’hydrocarbures en Chine. Et pour cause, cette artère pourrait lui permettre de s’assurer des débouchés suffisants afin d’écouler sa production, en catalysant les flux énergétiques « propres ». D’autant que la Chine se trouve également à la première place du podium pour la production d’acier et d’aluminium, et à la troisième pour ce qui est du cuivre et du lithium.

Nouvelles formes de dépendances internationales

Ainsi Bien conscient de l’avantage qu’une telle industrie lui confère sur la scène internationale à la base des panneaux solaires Néanmoins, ce type de dépendance ne présente pas la même portée que celle aux hydrocarbures, en provenance de Russie par exemple.

« Si l’on ne reçoit plus de gaz, on ne pourra tout simplement plus en consommer. Si l’on ne peut plus acheter de terres rares ou de minerais, les constructions devront s’arrêter, mais les éoliennes et les panneaux solaires continueront de fonctionner. Nous ne serions pas pris à la gorge de la même façon, et pas sur les mêmes échelles de temps », souligne Cédric Philibert, analyste senior des questions d’énergie et chercheur à l’Ifri.

Autrement dit, dans un monde forcé de se décarboner, la capacité à mettre la main sur ces matériaux critiques et à les transformer sera, de toute façon, l’un des enjeux majeurs pour les Etats. Une course contre la montre qui promet de faire naître de nouvelles coopérations, mais aussi de susciter des concurrences acharnées à l’échelle du globe.