Mondial. L'équipe marocaine porte-étendard du monde afro-arabe


et l’étreinte d’après-match du capitaine de l’équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c’est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde  : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez  ! Bougez  ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge  ! Si tu ne bouges pas, tu n’es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l’entraîneur s’exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l’hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l’identité nationale.

en quelque sorte  : « Ya kun  être  Lorsque l’Allemagne, l’Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer  : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant  : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d’amazighité/berbérité.

L’équipe marocaine s’est attiré des éloges bien sûr  : son ascension serait le signe « de l’ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu’« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l’Atlas sont enivrants. Dans le contexte d’un système d’État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d’une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d’une identité, d’une langue et d’une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.

Quelle langue, quels traducteurs ?

Un clip viral montre l’attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant  : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l’allemand, de l’anglais et du darija.

Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu’ils cessent de qualifier le Maroc d’équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident  : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s’être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu’il s’agissait de la première « équipe africaine ».

Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale  : d’une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l’arabe (réponse courte  : oui, bien qu’il soit socialement plus facile de dire simplement « d’inspiration arabe ») et d’autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte  : les deux.)

Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base  : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l’araméen, l’égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l’Afrique du Nord, du Maroc à l’est de l’Égypte et de la Tunisie au Niger.

vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.

Le retour du darija

Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu’en décembre 2019, l’Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d’ajouter  : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s’identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S’ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.

Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l’une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l’Afrique  : « Nous sommes entrés dans l’histoire pour l’Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l’Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».

Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu’il s’agisse de l’agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l’Union africaine (UA) en 2016.

Des Kurdes aux Berbères, la diversité

et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d’être considéré comme une source d’embarras mais préféraient s’exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.

Ces mouvements identitaires ont pris de l’ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d’effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées  : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.

Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n’étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d’une douzaine de pays d’Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l’affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d’une vague de protestations à l’échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.

Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l’arabisme, d’autant plus que les États du Golfe et l’Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L’une des réponses à l’interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l’autoritarisme transnational et de l’appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d’émancipation, d’anti-impérialisme et d’autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d’intervenir dans n’importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.

« Je remercie tout le continent africain »

Avec l’effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s’est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd’hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l’approche est une combinaison de capitalisme effréné, d’islam et d’autoritarisme transfrontalier. L’enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d’État n’étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D’où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.

Pour diverses raisons telles que l’effondrement de la Libye, le déclin de l’Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l’UA en 2016. Et pour les responsables de l’État, la langue et l’identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l’adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d’« unité africaine ») et le retour à l’UA, c’est devenu la norme de qualifier le Maroc d’« arabe » et d’« africain » (peu importe dans quel ordre).

Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s’embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation  : après cette campagne, une voix solennelle dit  : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C’est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l’ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l’Espagne au monde arabe. « Je m’excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l’entretien d’après-match d’hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d’être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d’ajouter « les hommes de l’équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.

Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l’oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l’hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l’hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.

le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d’honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu’elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.

« Nous ne t’abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin. »

Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d’injustice), qui s’est lentement propagé vers l’ouest à travers l’Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu’ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »

L’autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja  : « Nous ne t’abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.

une échappatoire à la domination et à l’effacement arabes. Il n’est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d’envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l’appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d’ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D’autres ont été particulièrement irrités par la vue d’autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d’État arabes qui s’approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.

Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C’est ainsi que se décline l’argumentaire. Il est tout à fait possible que l’on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu’elle avait attiré l’opprobre mondial et l’attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre  : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.

Le 6 décembre dernier, alors qu’Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l’Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s’est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s’est effondré de joie. « L’histoire est écrite… L’impossible n’est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain  ! Lève la tête, tu es arabe  ! Lève la tête, tu es amazigh  ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain  !  » Et d’ajouter, en tamazight  : « Tanmirt  ! Tanmirt  ! Tanmirt  !  » (merci  ! ).

Tanmirt, en effet.

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