Quoique attendue depuis quelques jours, la récusation, hier, du Premier ministre désigné, Saad Hariri, est un nouveau coup porté au Liban, non seulement parce qu’elle implique qu’aucune sortie de crise n’est en perspective et que la polarisation politique va s’accentuer dans un pays failli, à deux doigts de toucher le fond, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’aucune option alternative n’est envisagée pour le moment.Les consultations parlementaires contraignantes que le président Michel Aoun doit convoquer avant de nommer un successeur au leader sunnite devraient se tenir « le plus tôt possible », s’est ainsi contenté d’indiquer, en soirée, Baabda dans un communiqué. Une terminologie nébuleuse qui signifie concrètement qu’elles n’auront pas lieu avant que ne s’achève le bazar politique d’usage qui consiste pour les principales forces politiques à s’entendre à l’avance sur la personne du futur chef de gouvernement, voire sur la configuration de la nouvelle équipe ministérielle.
Alors que le pays s’effondre, que les services publics fonctionnent a minima, que la BDL n’est plus en mesure de financer l’achat des produits de première nécessité, les responsables vont s’adonner dans les prochains jours à leur sport favori : les concertations sur l’identité de la personne la plus à même de correspondre à leurs propres préférences pour former une équipe capable de gérer la crise économique, financière et sociale, sans bousculer leurs acquis.
La grande inconnue pour l’heure est de savoir si le courant du Futur va consentir à proposer lui-même le nom du successeur de Saad Hariri, comme le souhaitent de nombreux partis, dont le CPL fondé par Michel Aoun, le Hezbollah et le mouvement Amal du président de la Chambre, Nabih Berry, afin que le nouveau chef de gouvernement puisse bénéficier d’une couverture sunnite. Selon des sources concordantes, M. Berry aurait été importuné par l’initiative du leader sunnite de présenter au chef de l’État une mouture gouvernementale qui ne tenait pas compte des critères qu’il leur avait proposés pour favoriser une entente sur une formule gouvernementale. Il était clair que Saad Hariri, qui n’a pas réussi à s’assurer la couverture de l’Arabie saoudite, avait de la sorte préparé sa sortie politique, regrettent, de concert, des sources proches d’Amal et du Hezbollah. Pour des sources proches du parti de Hassan Nasrallah, il est impératif pour le moment que Dar el-Fatwa avance le nom du successeur de Saad Hariri. Mais dans une interview accordée en soirée à la chaîne al-Jadeed, l’intéressé a assuré qu’il ne nommera personne, mais qu’il « ne bloquera pas le pays ». Ce qui signifie que son bloc devrait participer aux consultations parlementaires contraignantes.Un divorce consommé
Dans les faits, le divorce Aoun-Hariri a donc été officiellement acté hier. Le leader sunnite est arrivé peu avant 16h au palais présidentiel afin de s’entretenir, pour la deuxième fois en 24h, avec le chef de l’État de la mouture de 24 ministres qu’il lui avait présentée la veille. « Le président a réclamé des modifications que j’estime fondamentales dans la mouture gouvernementale », a expliqué à la presse M. Hariri, le visage fermé, à l’issue de son entretien avec Michel Aoun. « Nous avons évoqué également les questions de la confiance (parlementaire) et la nomination des ministres chrétiens, a-t-il ajouté, mais il est évident que la position (de M. Aoun) n’a pas changé et que nous ne serons pas capables de nous entendre. » Et de poursuivre : « J’ai demandé au président s’il avait besoin de plus de temps pour réfléchir à la mouture. Il m’a répondu que nous n’allons pas pouvoir nous entendre. C’est pour cela que j’annonce ma récusation. Que Dieu vienne en aide au Liban », a-t-il lâché, avant de quitter le palais présidentiel.
En soirée, il devait expliquer dans son interview télévisée qu’il a « patienté, pendant neuf mois, pour pouvoir former un gouvernement d’experts, capable de lancer les réformes exigées par la communauté internationale ». Il a ajouté ne « pas pouvoir mettre en place une équipe telle que le chef de l’État la souhaite parce qu’il lui aurait été impossible dans ce cas de gérer le pays pour le sortir de la crise ».
À Baabda, c’est évidemment une autre version de l’histoire qui est donnée. Dans un communiqué publié en fin d’après-midi, Baabda a accusé le leader sunnite d’avoir refusé tout amendement à la formule de gouvernement qu’il avait proposée, « parce qu’il avait déjà pris la décision de se récuser ». « Au cours de leur entretien, le président Aoun a fait part au Premier ministre désigné de ses remarques, en lui demandant d’apporter quelques amendements pour revenir à l’accord conclu dernièrement grâce aux efforts du président de la Chambre. M. Hariri n’était toutefois pas prêt à en discuter, suggérant que le président Aoun prenne un jour de plus pour accepter la formation proposée », souligne un communiqué de Baabda. « Le président Aoun lui a alors demandé à quoi servait une journée supplémentaire si la porte était fermée à toute discussion. C’est ainsi que la réunion s’est terminée et que M. Hariri est parti », ajoute le texte.
« Le chef de l’État a souligné la nécessité de respecter l’accord conclu précédemment, mais le Premier ministre Hariri a rejeté tout changement dans les ministères, la répartition communautaire et les noms des ministres », poursuit la présidence en reprochant également au chef sunnite d’avoir « aussi refusé de prendre l’avis des groupes parlementaires afin que le gouvernement obtienne la confiance nécessaire au Parlement ».
Pour le palais présidentiel, « le refus du Premier ministre désigné de s’entendre avec le président et de discuter avec lui pour procéder à des changements dans les noms et les portefeuilles montre qu’il avait préalablement décidé de se récuser, et ce malgré la volonté manifestée par le président de la République de lui faciliter la tâche ». Baabda a ensuite annoncé que M. Aoun « fixera au plus vite la date de consultations parlementaires contraignantes ».
Si la présidence de la République a déjà été confrontée à ce même scénario dans le passé, après la démission de M. Hariri, en novembre 2019, et la récusation du Premier ministre désigné, Moustapha Adib, en septembre 2020, la donne aujourd’hui n’est plus la même.
Au cours des mois passés, la communauté internationale, notamment la France et les États-Unis, a sans relâche mis en garde les autorités libanaises contre l’insouciance et l’opportunisme avec lesquels elles gèrent le dossier gouvernemental, alors que le pays s’effondre à tous les niveaux. Aujourd’hui, elle est passée à la vitesse supérieure, la menace de sanctions brandie étant devenue une réalité en voie de concrétisation.Réactions internationales
Quelques heures avant la dernière réunion Aoun-Hariri, le président recevait les ambassadrices française et américaine au Liban, Anne Grillo et Dorothy Shea, qui l’ont informé des résultats de leur réunion avec des responsables saoudiens à Riyad, où elles s’étaient rendues pour tenter d’embarquer l’Arabie saoudite dans la stratégie de pressions pour la formation d’un gouvernement. Elles l’ont également tenu au courant des discussions qui avaient eu la veille à Washington entre le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et son homologue américain Antony Blinken. À l’issue de cet entretien, Jean-Yves Le Drian avait d’ailleurs annoncé qu’il coordonnerait avec son homologue américain Antony Blinken « des mesures de pression françaises et américaines contre les responsables » libanais du blocage.
À l’annonce de la récusation de M. Hariri, le chef de la diplomatie française a déploré « un épisode dramatique de plus dans l’incapacité des responsables libanais à trouver une issue à la crise (…) par rapport à la réalité économique et sociale » du pays. « Cette autodestruction cynique qui est en cours vient d’enregistrer un nouvel épisode mais il est encore temps de se ressaisir », a estimé le ministre français qui s’exprimait à l’ONU. « Cela ramène les responsables politiques libanais devant leurs responsabilités », a ajouté Jean-Yves Le Drian, en déplorant que ce retrait intervienne à quelques jours de l’anniversaire de la tragédie du port de Beyrouth.
L’ONU a aussi déploré, par la voix d’un porte-parole, le renoncement de M. Hariri et réitéré son « appel aux dirigeants politiques du pays à s’entendre rapidement sur la formation d’un nouveau gouvernement capable de relever les nombreux défis du pays ». À son tour, le secrétaire général de la Ligue arabe, Ahmad Aboul Gheit, a fait valoir que les conséquences de la décision du Premier ministre de se récuser pouvaient être « dangereuses pour le Liban ». Il a exprimé « sa grande déception face à la décision du Premier ministre désigné de se récuser après les efforts qu’il a entrepris pour essayer de sauver la situation ». « La responsabilité de l’échec et du blocage est désormais connue de tous », a encore déclaré M. Aboul Gheit, sans donner davantage de précisions. « L’équité commande de tenir tous les politiciens libanais pour responsables d’avoir amené le Liban à cette situation que le peuple libanais ne mérite pas », a-t-il toutefois ajouté.Dans la banlieue sud de Beyrouth, aussitôt après la démission de Saad Hariri. SawratCom
Des routes coupées après la récusation de HaririSitôt annoncée la récusation du Premier ministre Saad Hariri, hier après midi, qui a fait part de son renoncement à former un gouvernement tout en évoquant l’évidence que lui et le chef de l’État, Michel Aoun, ne sont « pas capables de s’entendre », des routes ont été coupées dans différentes parties du pays par des manifestants en colère, parfois cagoulés. Parallèlement, la livre libanaise s’effondrait, le dollar atteignant un nouveau record en flirtant avec la barre des 22 000 LL sur le marché parallèle. À Beyrouth, les manifestants ont coupé les routes à l’aide de bennes à ordures et de pneus enflammés, sur le boulevard de Mazraa, et à la hauteur du rond-point Cola. Mêmes images dans la banlieue sud et sur la route de l’aéroport, où de jeunes en colère ont érigé des barrières de métal en travers des routes. À Tyr, sur l’autoroute côtière, des contestataires ont carrément fait irruption dans les restaurants et les cafés du bord de mer, saccageant les lieux et forçant la clientèle attablée à rentrer chez elle. Au niveau de la Cité sportive de Beyrouth, les manifestants étaient si déterminés, empêchant les automobilistes de circuler, que l’armée est intervenue pour dégager les routes. De violentes échauffourées ont suivi entre la troupe et des manifestants.
Quoique attendue depuis quelques jours, la récusation, hier, du Premier ministre désigné, Saad Hariri, est un nouveau coup porté au Liban, non seulement parce qu’elle implique qu’aucune sortie de crise n’est en perspective et que la polarisation politique va s’accentuer dans un pays failli, à deux doigts de toucher le fond, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’aucune option…