Séquence après séquence, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Arcom) est saisie après la tenue de propos outranciers sur le plateau de Touche pas à mon poste, l’émission de Cyril Hanouna, diffusée sur C8. Sans que cela empêche ce genre de scène de se reproduire. Voilà pourquoi dans sa « chronique médiatique » du 3 avril dernier, sur France Inter, le journaliste Cyril Lacarrière pose une question un brin provocatrice : « À quoi sert encore l’Arcom ? », et de répondre, désabusé : « en regardant la télé, on peut parfois être tenté de répondre : à rien ! » À l’heure où les attaques tombent contre la supposée frilosité de l’Arcom, il est indispensable de revenir sur l’histoire de cette autorité administrative et sur la philosophie qui sous-tend ses décisions.
L’Arcom est l’héritière d’une succession d’organismes ayant pour vocation d’introduire une régulation dans le monde de l’audiovisuel, qui serait, idéalement, séparée du pouvoir politique.
Quand l’audiovisuel public servait les intérêts du pouvoir
Du temps de la RTF-Radiodiffusion-télévision française-, puis de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) créée en 1964, à une époque où prévalait un quasi-monopole public sur les ondes, l’exécutif gouvernemental considérait que l’audiovisuel public devait servir les intérêts du pouvoir en place, au prix d’un mépris pour l’accès démocratique à l’antenne des forces d’opposition. Comme le résuma abruptement le président Georges Pompidou en juillet 1970, l’ORTF, « qu’on le veuille ou non » est « la voix de la France », dans un contexte où tout le monde comprit qu’il fallait entendre la voix de son maître.
Mais la montée des idéaux libertaires après Mai 68 et l’avènement des radios pirates après 1975, dites « radios libres », ont sonné le glas d’un contrôle politique. Celui-ci, jusque-là, inféodait les journalistes et livrait les journaux télévisés et radio à la supervision d’une hiérarchie qui devait son poste au bon vouloir des gouvernants, comme nous l’avons montré dans un ouvrage sur le sujet. Voilà pourquoi, en 1981, figurait parmi les promesses de campagne du candidat Mitterrand, l’instauration d’une autorité administrative indépendante visant à couper le cordon ombilical entre le pouvoir et l’audiovisuel.
Vers un peu d’indépendance
Ce sera chose faite dès 1982 grâce à la loi sur la communication défendue par Georges Fillioud, créant la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca), « chargée notamment de garantir l’indépendance du service public de la radiodiffusion sonore et de la télévision », dit le texte. La Haca est aussi chargée de veiller « au respect du pluralisme et de l’équilibre dans les programmes ; au respect de la personne humaine et de sa dignité, de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la protection des enfants et des adolescents ». Elle nomme les administrateurs dans les conseils d’administration des sociétés publiques de l’audiovisuel et désigne leurs présidents.
Elle délivre également les autorisations d’émettre et supervise les cahiers des charges des chaînes. Mais l’indépendance est loin d’être totale puisque le processus de nomination reste complètement politique, calqué sur celui du Conseil constitutionnel. L’instance est composée de neuf membres : trois désignés par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale, trois par celui du Sénat.
Cette création marque un premier pas modeste vers une autonomisation de l’audiovisuel public vis-à-vis du pouvoir, qui n’exclura pas des retours en arrière.
« Guéguerre » politique stérile
En 1986, la droite arrivée au pouvoir fait voter une loi Communication et liberté, qui introduit notamment la privatisation de TF1 et qui abolit la Haca pour installer une autre commission, aux pouvoirs très similaires, appelée Commission nationale communication et liberté (CNCL). Cela a permis de changer les titulaires en place avant la fin de leur mandat pour placer des personnalités plus proches politiquement.
Pour ne pas être en reste, les socialistes, de retour aux affaires en 1988, firent voter une nouvelle loi en janvier 1989 pour attaquer le CNCL et créer le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, doté peu ou prou des mêmes pouvoirs, et conservant des principes de nomination politiques et identiques). Cette « guéguerre » stérile, signe d’une forte immaturité politique, prit fort heureusement fin avec cette troisième loi en sept ans… instaurant globalement la même instance de régulation.
Le CSA garant du pluralisme
Le CSA a donc pu s’installer durablement dans le paysage audiovisuel et administratif français, gagner ses lettres de noblesse par sa jurisprudence, accédant peu à peu à son autonomie (certes toujours un peu relative puisque les nominations restent politiques et que les rapports de force perdurent).
Le CSA a joué son rôle de régulateur, en contrôlant le temps de parole politique, singulièrement en période électorale. Son rôle a aussi été de contrôler le respect du cahier des charges des opérateurs audiovisuels et de nommer et révoquer les PDG des médias publics. En janvier 2018, le CSA a ainsi décidé de retirer son mandat au président de Radio France Mathieu Gallet car il avait été condamné en justice pour favoritisme lorsqu’il dirigeait l’INA.
Autre apport, celui de quantifier et défendre l’expression des minorités – le CSA étant garant du respect du pluralisme. Les rappels à l’ordre en cas de dérapages à l’antenne et les sanctions financières ont pu constituer des outils de régulation. Mais ses membres ont toujours eu en tête de ne jamais en faire une autorité de censure politique, comme au temps de l’ORTF.
Au 1er janvier 2022, le CSA a fusionné avec la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi, créée en 2009), pour devenir l’Arcom. Cette fusion a pour principale motivation de mieux affronter un défi sociotechnique, celui de l’interpénétration du monde audiovisuel avec l’univers du numérique. Objectif : mieux appréhender les déstabilisations dans les contenus et les modèles économiques de l’audiovisuel face à l’essor de l’internet.
L’Arcom, régulateur de l’audiovisuel et du numérique
L’exécutif a donc créé un régulateur unique, avec ce double regard à la fois sur l’audiovisuel et sur le numérique, grâce à des compétences élargies et renforcées. L’Arcom dispose en effet d’une gamme de sanctions contre les chaînes, dès lors qu’elles ne respectent pas leur cahier des charges, ou des principes d’équilibre, de pluralisme et de déontologie. On peut citer la suspension de la diffusion d’un programme, l’amende, et, l’arme atomique, le retrait de l’autorisation d’émettre.
Mais cette instance prétend-elle faire plein usage de tous ses pouvoirs ? En vérité, ce régulateur se trouve en situation de fragile équilibre, écartelé entre, d’un côté, son rôle de défenseur d’une certaine indépendance des médias, et de l’autre côté, celui de contrôleur des contenus pour faire respecter des principes éthiques et juridiques. De cette tension naît une forme de prudence et de refus d’un interventionnisme tous azimuts. L’Arcom, comme le CSA par le passé, refuse d’apparaître comme le shérif du PAF.
L’instance préfère manier l’arme de la conviction et de la concertation, comme lorsqu’elle a organisé un travail de réflexion avec les chaînes télévisées sur leur couverture des attentats de 2015. Le but était de leur faire prendre conscience de leurs égarements et d’aboutir à mieux couvrir ce type d’actualité « chaude » et sensible. Face aux polémiques sur le défaut de réactivité de l’Arcom, son président, Roch-Olivier Maistre, s’est défendu, sur BFMTV de faire de l’ARCOM « une police de la pensée ».
Interrogé le 31 mars 2023 sur le fait de savoir si une surveillance particulière touchait Cyril Hanouna, il a répondu fermement :
« Il n’y a pas de surveillance particulière de tel ou tel. […] On fonctionne quand on signale des contenus. On n’intervient jamais a priori.
[…] L’Arcom n’est pas une autorité de censure ».
Face à un monde médiatique en pleine accélération, face aux polémiques instantanées sur les réseaux socionumériques, cette instance entend continuer à prendre son temps, se calant sur le rythme de la justice plutôt que sur celui de l’opinion publique.
L’Arcom est beaucoup intervenue face à CNews
L’Arcom instruit des plaintes, auditionne, délibère, rend des décisions à froid.
C’est ce qui laisse bien des citoyens frustrés, ayant le sentiment qu’un dérapage avéré, devenu rapidement viral, demeure pas ou peu sanctionné, ou en tout cas pas assez vite. Pourtant, si on prend l’exemple de CNews, dont nombre d’émissions ont généré des polémiques ou d’évidents abus l’Arcom est beaucoup intervenue. L’association Sleeping Giants France, qui traque notamment les modes de financement des acteurs de la désinformation, a relevé le grand nombre de rappels à l’ordre et parfois de sanctions pécuniaires contre la chaîne.
Face à ces actions, deux problèmes émergent néanmoins. La chaîne Cnews conduite par un agenda idéologique réactionnaire semble n’en avoir cure. La publicité apportée à ces décisions du régulateur dans les médias est très faible et sans commune mesure avec l’ampleur des polémiques qui ont initié une saisine de l’Arcom.
C’est hélas un constat classique de la communication de crise concernant le fonctionnement des médias : une vive polémique initiale très reprise, mais une plus faible visibilité de l’éventuel démenti ou de l’arbitrage final. Arrivant plusieurs mois après, énoncée avec une prudence de sioux, face à des acteurs médiatiques qui ont souvent les moyens financiers pour ne pas être ébranlés par une sanction pécuniaire, une décision de l’Arcom peut apparaître inaudible et accréditer l’idée fausse qu’elle n’agit pas. Sans doute est-ce à l’instance de repenser sa communication pour dissiper les malentendus qui entourent parfois son action.
______ Par Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse (Université Paris-Panthéon-Assas) La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.