Bref, au bout d’un moment, et après avoir jeté un œil sur ma carte d’identité, il m’a laissée passer.
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Lola et le petit cirque
elle est debout, jambes croisées, et aux pieds elle porte une tong noire et l’autre rouge.
La tante de Lola est bavarde, très bavarde, un tourbillon, nous donnant une infinité de détails sur sa propre vie – naturalisation de son mari d’origine algérienne qui avait effectué son service militaire en Algérie durant les « années noires », ses divers logements à Paris… –, elle va parler plus d’une heure ; tant de détails que j’ai renoncé à en noter la plus grande partie.Juliette parle des origines arméniennes de Lola par son grand-père paternel ; de ce cirque, Le Plus Petit Cirque du monde, à Bagneux (Hauts-de-Seine) où vivent notamment ses grands-parents maternels, un cirque dont elle avait suivi des enseignements pendant trois ans.Lorsque le cercueil de Lola allait être fermé, Juliette y a vu, belle expression, « une petite carapace éteinte ».
Elle raconte encore qu’après les attentats, alors qu’elle se trouvait à son travail, dans une maternité, elle avait entendu une femme « qui hurlait à la mort », et ce hurlement lui avait rappelé « le grand Black » qui criait à l’Institut médico-légal accompagné de sa famille, comme en transe, au moment de la fermeture du cercueil de celui qu’il avait perdu à jamais.
« C’est fini »
Lola s’était rendue concert du Bataclan en compagnie de son père, sorti vivant. La jeune fille, raconte le grand-père qui roule les « r », est enterrée au cimetière de Bagneux. Il a lu dans un livre de Delphine Horvilleur (Vivre avec nos morts) que le mot « cimetière », en hébreu, a le sens de « maison de la vie » ; et la tombe de Lola, c’est un jardin, il y fait pousser toutes sortes de plantes, « le jardin de Lola ».
Cet homme parle aussi de son fils Ivan, trisomique, que Lola aimait appeler « mon tonton rigolo » ; lorsque l’on parle longtemps de Lola devant lui, il a ces mots : « C’est fini », « oui, c’est fini », ajoute Rony.
graffiti sur un mur dans le Palais
Makrouts et tarte au sucre
Hacène, cheveux gris, courte barbe blanche, chemise à carreaux, est un costaud de 67 ans. Au tout début de son témoignage, il dit que son fils, Thomas, assassiné au Bataclan, « est mort le 11 novembre » – d’un massacre à l’autre.
dit Hacène, lisant son texte, c’est le dernier lieu qui nous reste pour être entendus. » Ce « nous », ce peut être toutes les parties civiles, ce peut-être aussi sa famille dont il est le représentant à la barre. Le 13 novembre, raconte-t-il, parlant de son épouse et lui, « nous étions un peu vaseux » ; de retour d’un voyage en Louisiane, ils se trouvaient sous le coup du décalage horaire.
C’est leur autre fils, Jérémie, qui les préviendra des attaques.La cérémonie d’incinération de Thomas a eu lieu au cimetière de la Madeleine à Amiens, où vivent ses parents. À la barre, Hacène souhaite préciser que c’est dans ce cimetière qu’est enterré… qu’est enterré…, Hacène cherche, cherche, ce nom ne veut pas venir ; et cherchant toujours, curieusement, il semble se tourner vers le box des accusés.
Ça y est, il a trouvé : Jules Verne.
Thomas Ayad se trouvait à la terrasse du Bataclan Café, juste à côté de la salle de concerts, assis dos aux vitres donnant sur le boulevard Voltaire, en compagnie d’Arnaud, l’organisateur du concert des Eagles, et de Delphine. Ils voient passer deux hommes armés, Thomas se lève, la réponse est immédiate de l’autre côté de la vitre : on l’abat.
Thomas a reçu cinq balles, il avait 32 ans.Hacène a fait un plan du café, qui, semble-t-il, n’existe pas dans le dossier, mais apparaît à l’écran.Le père de Thomas raconte qu’il a emmené ses deux fils dans tous les festivals qu’il fréquentait professionnellement ; et c’est ainsi que Thomas, collectionneur de guitares, a rejoint le milieu de la musique – rock, variétés… – dans une maison de disques.
Les origines de la famille sont variées, une « famille mixte », dit Hacène : l’une des grands-mères des fils d’Hacène était catholique, l’autre, musulmane.Et Hacène aime à penser que dans un ailleurs, l’une des grands-mères confectionne pour Thomas des makrouts, et l’autre, des tartes au sucre, spécialité du nord de la France.Hacène contient sa colère par des mots bien sentis : lui qui a également grandi « dans une banlieue sordide » ne se reconnaît en rien dans les hommes assis dans le box des accusés, « des paumés de la société » auxquels « il ne reste comme seul bagage que la violence ».
« La haine des kouffars*, la haine des femmes vous rend fous », leur lance-t-il sans leur accorder un regard.
« recouvrir » ; au sens premier, « laboureur » qui recouvre de terre la semence.
Sens dérivés : « récusateur », qui recouvre les signes de la Création, et « ingrat », qui refuse de reconnaître les bienfaits reçus.Les traductions de kufr par « impiété » ou « mécréance » sont impropres.
« Vous allez être jugés par la justice des hommes ; pour la justice divine, vous verrez plus tard : c’est votre affaire, pas la nôtre », lance Hacène, musulman non pratiquant, aux accusés avant de quitter la barre.
♣ C’est la pause… ♣
Abdeslam ne pouvait laisser passer une telle incongruité :qu’un musulman ne soit pas pratiquant.Debout, il a demandé la parole au président de la cour.Dans une main, il tient un tout petit carré de papier, ses notes sans doute.
Brièvement, il établit un parallèle hasardeuxentre un sportif qui ne ferait pas de sportet un musulman qui ne pratique pas sa religion.
« Une casquette à paillettes »
C’est Virginie qui arrive maintenant à la barre. Au Bataclan, le soir du « 13 novembre », ils étaient huit copains à venir assister au concert des Eagles.
Elle, elle venait de Lyon, où elle vivait. C’est quand les Eagles ont commencé à jouer Kiss the Devil (Embrasse le diable) que le bruit de « pétards » a commencé, dit-elle. Depuis six ans, Virginie entend « le bruit sourd de toute la fosse qui tombe sur le parquet du Bataclan ».
« Je vois un homme sur ma droite avec une casquette à paillettes », et elle se dit que c’est « un drôle d’accoutrement » pour un terroriste. Ces « paillettes », c’était sûrement les étincelles de l’arme qui crachait. Les gens dans la fosse commencent à ramper, cela faisait « une ondulation collective au sol, comme une onde à la surface de l’eau », raconte Virginie avec une telle élégance… Elle décide un peu plus tard de « grimper cet Everest » ; l’“Everest”, ce sont les corps empilés.
Alors qu’elle a le pied coincé dans cet amas de chair, son ami Guillaume la saisit par la main, l’emmenant vers la sortie de secours. Là, « c’était une forêt de bras pour demander de l’aide ». Elle finira par se retrouver dehors.
Les jours qui suivent l’attaque, Virginie ne fait que subir le concert des Eagles, entendant sans arrêt dans sa tête leurs chansons. « J’étais redevenue une enfant, je ne pouvais plus dormir seule. » Aujourd’hui, elle n’écoute plus de musique, le plaisir d’en écouter l’a désertée.
Virginie tient à rendre hommage à son amie Claire, assassinée ce soir-là, Claire dont les deux enfants ont hérité de « sa rousseur et son teint de porcelaine ».Quant aux hommes dans le box des accusés, elle estime qu’ils ont « plus de points communs » avec elle, « féministe, athée », qu’avec les Syriens.
« Corps Bataclan C3 »
Zoé, une petite femme en noir dont le pull porte un éclair blanc et aux cheveux courts « balayés » de nuances de blond, arrive à la barre, accompagnée d’une traductrice car elle est britannique.
À 35 ans, son frère Nick a été assassiné au stand de « merch », le stand marchand qu’il tenait au Bataclan ; cela faisait quinze ans qu’il travaillait pour les Eagles.Le 13 novembre, Zoé se trouvait chez elle, préparant un marché de Noël. La télé’ était allumée, et c’est en y jetant un œil qu’elle va découvrir les attaques,puis plus tard, la mort de Nick : « Notre bien-aimé Nick était désormais le “corps Bataclan C3”.
» Nick aimait la magie, le théâtre, la science-fiction. « Nous avions grandi dans une ville militaire, raconte Zoé, et ses cheveux longs, son habillement, n’y étaient pas toujours bien vus. »« Vous êtes en guerre contre vous-mêmes », dit tranquillement cette femme qui assure ne pas avoir de haine envers les accusés.
Ce qu’elle demande juste, c’est ceci : « Quand vous parlerez, dites-nous comment vous en êtes arrivés là. »
En attendant que le prochain témoin arrive à la barre,le président Périès annonce que l’on cherche un médicament pour un accusé,et demande que l’on monte le chauffage…
« L’autopsie le confirmera »
Pour lui sur son tee-shirt noir
Ne plus souffrir
mais parce qu’il était trop blessé » mais parce qu’il voulait arrêter de souffrir. » La souffrance, Christophe n’a cessé de l’entendre par la bouche des parties civiles, par ceux « qui prennent des cachets comme des céréales ».
« À petit feu »
dont je n’ai noté que ces quelques passages :« on n’a jamais vu un mort aussi apaisé », avait dit une psy’ à l’Institut médico-légal ; Guillaume était « un blessé de guerre » ; « le terrorisme l’a tué à petit feu ».« Malgré mes convictions catholiques, lit enfin Frédéric, je ne pardonnerai jamais.
» Et en disant ces mots de sa mère, il adresse aux accusés un regard de si grande rage.
« Les moments de vie »
dit Joëlle. Jean-Jacques est mort « seul », dit-elle, « à la sortie n° 3 du Bataclan, face contre terre ».
Un fils torturé ?
« Ce voyou immature »
C’est à présent à Patrick Jardin de venir raconter à la barre sa douleur de l’assassinat de sa fille, Nathalie, qui était régisseuse lumière au Bataclan. Le soir du « 13 novembre », elle était sortie boire un verre à l’Apérock Café, non loin du Bataclan, sur le boulevard Voltaire.
Entendant des coups de feu, elle revient dans la salle, pour être assassinée. Cet homme n’est que colère, il en veut aux responsables politiques en poste à cette époque, les nommant un à un : François Hollande, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Jean-Yves Le Drian… malgré les rappels du président de la cour à ne pas faire de politique à la barre. Peu importe à ce père détruit, il continue de plus belle.
Il parle de la mosquée Omar, rue Jean-Pierre Timbaud, non loin du Bataclan, qu’auraient fréquentée les frères Kouachi. Il parle de « cette étrange religion qui autorise la bouche à dire le contraire de ce qu’il y a dans le cœur ». Abdeslam un « combattant » ? « ce voyou immature » ? « Quand on est un combattant, on a un combattant en face de soi », pas des gens venus écouter de la musique.
Et l’utilisation d’armes de guerre n’entraîne-t-elle pas la qualification de « crime de guerre » pour ce massacre ?Le père de Valérie le dit d’un trait : pour « les vermines qui sont dans le box », il « regrette que la peine de mort ait été supprimée ». Et qu’on l’accuse d’être « d’extrême droite et même de l’ultra-droite » le laisse de marbre, il dit et redit qu’il ne fait pas de politique.Patrick Jardin continue à payer l’abonnement téléphonique de sa fille pour entendre sa voix.
L’audience est terminée.M.
à suivre…
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