« Pendant dix ans, je pensais que je ne pourrais plus tomber amoureuse »


J’ai juste eu la force de ramasser mes affaires, sans dire un mot, sans chercher à le retenir, sans discuter. Et je suis partie. Ce soir-là, mon cœur s’est brisé.

J’avais été folle amoureuse et, en une fraction de seconde, il me remplaçait par une femme rencontrée à un dîner quelques semaines auparavant.       Pour la première fois de ma vie aussi, je connaissais la douleur d’être quittée. Pourtant, à côté de cette sensation d’être un jouet qu’on met à la poubelle et qu’on remplace, un sentiment nouveau m’a animée et m’a sauvée : je trouvais son attitude minable.

« Pendant dix ans, je pensais que je ne pourrais plus tomber amoureuse »

Comment avait-il osé piétiner ainsi mon amour ? Sur le moment, je n’ai pas mesuré les séquelles provoquées par cette rupture si violente. Mon rapport aux hommes allait changer. Alors que, jusque-là, j’avais toujours appréhendé ma vie amoureuse avec légèreté, je suis devenue un scanner, prompte à débusquer le moindre travers.

Bien sûr, il m’arrivait d’être encore séduite, mais je ne pouvais plus tomber amoureuse, anesthésiée malgré moi.                Après deux ans passés à me reconstruire, à mettre toute mon énergie dans mes enfants, mon travail, j’ai rencontré quelques hommes qui, sur le moment, m’ont plu, mais le feu n’était plus là et, très vite, la relation m’ennuyait. Une lassitude alimentée par l’idée de « l’homme idéal » : un homme qui s’occupe de moi, qui soit disponible, bien dans ses baskets, sans casseroles.

La tête avait pris le dessus sur le cœur qui ne chavirait plus, même si mon envie d’une relation amoureuse forte était de plus en plus prégnante. Les circonstances étaient propices : mes enfants quittaient la maison et je laissais un job qui m’asphyxiait pour monter ma propre boîte.                                                                                        Cela me donnait des ailes.

Mon désir était tel qu’une petite voix me serinait, dès que je rencontrais des hommes qui me courtisaient, mais ne me plaisaient pas : « Allez, vas-y, fais un effort, tu verras bien. Arrête de penser qu’il faut avoir le cœur qui palpite pour être bien avec quelqu’un. » Mais pas la peine de compter sur le milieu de la culture dans lequel je travaillais pour espérer rencontrer l’âme sœur.

En vingt-cinq ans, j’avais surtout connu beaucoup de prétentieux, trop préoccupés par le paraître et le pouvoir. Sauf un. Antoine, rencontré il y a six ans, qui, telle une exception confirmant la règle, me touchait.

Mais il était marié. On se croisait régulièrement, travaillant à quelques rues l’un de l’autre, et même collaborant une fois sur un projet professionnel. Dans nos échanges, toujours assez brefs, je percevais une affinité, une familiarité, une connivence qui, à chacune de nos rencontres, me procurait une joie éphémère.

Pas question pour autant de m’y attarder.                Et puis sa femme est tombée malade : un cancer fulgurant dont elle est morte en un an. C’était il y a six mois.

Je lui ai envoyé un SMS pour lui dire que je pensais à lui et il m’a répondu gentiment. Je l’ai revu deux mois plus tard, lors d’un festival de théâtre, et nous avons évoqué notre programme à venir – pièces, performances, colloques, dîners – pour voir si nous risquions de nous croiser. Il camouflait vaillamment sa peine, qui pourtant se lisait sur son visage émacié.

Le vendredi, alors que je me rendais à une soirée qui clôturait le festival, je reçus ce message : « Hello Clémence, si tu comptes toujours aller à la soirée, je t’y retrouve. Antoine. » Mon cœur s’est affolé, pendant que ma tête se chargeait de freiner le charivari de mes sentiments.

Ce soir-là, il ne m’a pas quittée. En apparence, il avait l’air joyeux, prenant sûrement sur lui, mais mû sans doute aussi par son choix d’emprunter le chemin de la vie, malgré la tristesse immense. Là, dans la foule compacte, alors que son épaule ne cessait de frôler la mienne, mon désir que j’avais cru perdu se réveillait.

Ressurgi des profondeurs, déferlant comme une vague. Pour la première fois depuis dix ans, mes émotions reprenaient le contrôle sur ma raison, cette dernière me guidant uniquement pour éviter tout geste déplacé, tout faux pas. À 1 heure du matin, Antoine m’a raccompagnée à un taxi et, le lendemain, je recevais ce message : « Merci pour ton attention.

» Dans ma tête, tout s’emballait à nouveau. J’aurais aimé répondre « On recommence quand tu veux. Je suis libre ce soir, demain, après-demain… J’arrive ! », mais je me suis contentée d’un « C’était une joie.

» J’ai attendu quelques jours avant de lui proposer d’aller voir une exposition. Il a accepté, simplement. « Simple » est bien le mot pour qualifier cette relation fluide, amicale, légère.

Je m’employais à garder ce lien, à chasser les nuages, à passer avec lui le meilleur des moments possibles, restant toujours à une juste distance. Je tenais à lui, et moi, l’impatiente, j’étais prête à attendre le temps qu’il faudrait. Je savais que, si premier pas il y avait, il fallait qu’il vienne de lui.

Nous nous sommes revus et, à chaque rencontre, pierre après pierre, la relation se construisait. Ensuite, il y a eu cette semaine où nos rendez-vous se sont succédé, et, un soir, alors qu’il était question d’aller boire un verre, n’ayant pas de baby-sitter pour ses deux enfants, il m’a invitée à dîner. J’étais dans mes petits souliers : me retrouver dans son appartement, croiser ses enfants… mais son attitude était toujours d’une telle justesse, et sa spontanéité si désarmante.

À minuit, je suis rentrée chez moi, encore plus troublée que d’habitude. Le samedi, alors que nous n’avions pas prévu de nous voir, il m’a envoyé un SMS dans l’après-midi : « Mes enfants passent le week-end chez des amis. Veux-tu qu’on aille voir une expo ou m’invites-tu à goûter chez toi ? » Nous nous sommes retrouvés pour un thé à la maison et, en fin de journée, après avoir parlé sans voir le temps passer, comme d’habitude, je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu veux faire ? On va dîner au resto ? Tu veux faire un ciné ? De quoi as-tu envie ? » J’ai vu le rouge lui monter légèrement aux joues, et il m’a répondu : « J’ai envie de t’embrasser.

» Le baiser a duré toute la nuit. Ce moment, je ne l’avais pas prévu, pas maintenant. Tout en nous échappant, ce moment s’était imposé.

           Voilà comment notre histoire a commencé, presque évidente, dans un contexte qui ne l’est pas. Voilà comment je me suis laissé à nouveau embarquer, comment Antoine a fait valdinguer mes fameux critères. À la place d’un homme 100 % disponible et dévoué, je suis tombée amoureuse d’un papa veuf, d’un anti-play-boy père de deux jeunes enfants, d’une personne qui, circonstances obligent, a besoin que l’on s’occupe d’elle.

Un homme qui m’émeut et me submerge comme je ne l’espérais plus..