Les réactions innées des enfants face aux prédateurs


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Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d’autres, spécialistes du sujet, leur répondent.

La question du jour: «Quelle est l’expérience psychologique sur les enfants la plus cool jamais faite?»

La réponse de Brian Gogarty:Des expériences ont été réalisées pour voir comment des jeunes enfants réagiraient face à des lions dans la savane africaine et s’ils comprenaient bien le phénomène de la prédation. Plus généralement, le but était de savoir si, chez l’être humain, la peur des prédateurs est vraiment innée et se manifeste dès le plus jeune âge, transmise génétiquement par nos ancêtres préhistoriques.

L’expérience de Coss

Richard Coss, chercheur en psychologie de l’Université de Californie à Davis, a recréé une savane artificielle en y implantant entre autres un acacia, un gros rocher et une crevasse. Après avoir montré ce paysage simple à un groupes d’enfants américains d’âge préscolaire, il y a introduit un lion virtuel.Puis Coss a demandé aux enfants de dire où ils iraient se cacher pour se mettre à l’abri. La plupart ont choisi l’acacia et la crevasse; un seul sur six a désigné le rocher. Ces enfants n’avaient pourtant aucune expérience de la savane et de ses prédateurs. Et ils n’avaient des lions qu’une connaissance sommaire, sans doute basée sur quelques dessins animés.Néanmoins, plus de 80% de ces enfants ont correctement évalué le risque et y ont donné la réponse appropriée. Le faible échantillon qui avait opté pour le rocher n’aurait pas échappé au prédateur.

L’expérience de Barrett

Anthropologue à l’Université de Californie à Los Angeles, Clark Barrett a abordé la question sous un angle différent. Et comme Coss, il a choisi des enfants pour l’aider à répondre. On a observé que dès l’âge de 9 mois, les bébés comprennent la notion de poursuite et sont capables de distinguer le chasseur du chassé.Mais Barrett voulait savoir à quel âge les enfants étaient capables d’anticiper le comportement de différents animaux dans des situations où eux-mêmes n’étaient pas impliqués, contrairement à l’expérience de Coss.Pour mener l’expérience dans les conditions les plus neutres possibles, Barret a constitué deux groupes d’enfants âgés de 3 à 5 ans, l’un de jeunes Allemands, l’autre de Shuars (peuple de chasseurs-cueilleurs établi dans le bassin de l’Amazone, en Équateur). Inutile de préciser que du point de vue de leurs références culturelles et de leurs rapports aux animaux, les deux groupes étaient aux antipodes l’un de l’autre.L’expérience était très simple. Au moyen d’un jouet représentant un lion et d’un autre représentant un zèbre, Barrett a posé à chaque enfant cette question: «Que veut faire le lion quand il voit le zèbre?»

La nature humaine est atemporelle: fondamentalement, elle ne change pas au fil du temps.


Le résultat a été surprenant. Dans les deux groupes, 75% des enfants de 3 ans ont répondu à peu près: «Le lion veut chasser/mordre/tuer le zèbre.» Il faut rappeler que ces enfants étaient tout juste en âge de parler, et que leur connaissance du monde et leur exposition aux médias étaient très différentes. Quand Barrett a posé la même question aux enfants de 4 et 5 ans, tous ont été capables d’anticiper les intentions prédatrices du lion.Barrett a poussé l’expérimentation un peu plus loin et leur a demandé: «Quand le lion attrapera le zèbre, que fera-t-il?» À cette question, 100% des enfants shuars âgés de 3 ans ont répondu à peu près: «Le lion fera du mal/tuera/mangera le zèbre.» Seuls les deux tiers des enfants allemands du même âge, plus protégés et plus influencés par les médias, ont répondu la même chose.Mais quand Barrett a interrogé le groupe des enfants âgés de 4 à 5 ans, il est apparu que tous avaient conscience que le zèbre était en péril.Ce qu’il y a de remarquable dans cette expérience, c’est qu’elle démontre que des enfants très jeunes, peu importe leurs différences culturelles, leur niveau d’apprentissage ou leur mode de vie, comprennent bien le phénomène de la prédation, même ceux qui n’ont jamais vu un lion ou un zèbre ailleurs qu’à la télévision et ne connaissent rien de la vie en Afrique subsaharienne.Barrett est devenu persuadé que notre connaissance innée de la prédation est un héritage génétique, forgé par des millions d’années d’évolution, qui nous vient du temps où les premiers hominidés étaient des proies relativement faciles pour des prédateurs comme les lions ou les hyènes.Au cours des âges, ces informations étaient indispensables pour survivre jusqu’à notre maturité sexuelle et c’est pourquoi les jeunes enfants continuent d’être fascinés par les dinosaures et autres créatures monstrueuses. Barrett appelle cela le «syndrome de Jurassic Park». (D’ailleurs, dans le film, les enfants sont si fascinés par le T-rex qu’ils braquent une lampe vers lui pour le mieux le voir. Mais ce n’était pas une bonne idée finalement ! )

Brain fut frappé de voir à quel point l’obscurité et ce qu’elle dissimulait était terrifiante pour les singes.


Cette expérience avec les enfants allemands et shuars nous montre par ailleurs, une fois de plus, que la nature humaine est universelle. Malgré nos différences culturelles, nous sommes plus ou moins les mêmes, où que ce soit dans le monde.Cela nous montre aussi, une fois encore, que la nature humaine est également atemporelle: fondamentalement, elle ne change pas au fil du temps. Notre peur innée des fauves et des prédateurs en général n’a pas changé depuis 7 millions d’années, hormis nos techniques pour la gérer.

Brain et les babouins

Pour mieux comprendre la peur que nous inspirent les prédateurs et l’effet qu’elle a eu sur nos ancêtres hominidés, c’est très utile d’étudier le comportement de nos cousins primates face à ces mêmes prédateurs.Dans les années 1960 et 1970, le paléontologue sud-africain Charles K. Brain parcourait les grottes du Transvaal à la recherche de fossiles d’hominidés et d’animaux. Il fut tout particulièrement frappé de constater que beaucoup de ces os fossilisés, notamment ceux d’hominidés, portaient des traces de prédation.À l’époque, en observant longuement une troupe de babouins, il s’est aperçu que les singes s’abritaient systématiquement dans des grottes dès la nuit tombée, lorsque les prédateurs sont le plus actifs. Brain a passé une nuit avec eux: «Je me suis caché dans la caverne. Et je n’ai révélé ma présence qu’après que les babouins s’étaient installés pour dormir. En dépit du chahut que déclencha mon apparition, les singes n’ont pu se résoudre à quitter leur abri à la nuit tombée.»


Le plus poignant dans le récit du colonel est la résignation des victimes.


Ainsi, Brain fut frappé de voir à quel point l’obscurité et ce qu’elle dissimulait était terrifiante pour les singes et que cette peur prenait le pas sur celle que provoquait la découverte d’un intrus de grande taille dans leur repère. Que croyaient-ils que cachaient ces ténèbres?Brain releva aussi que les babouins ne fréquentent que les zones où l’on trouve des endroits où s’abriter la nuit. Là où il n’y avait ni falaises ni grottes, il n’y avait pas de singes. Cela renvoie aussi à l’expérience de Coss, lorsque la plupart des enfants ont choisi la grotte ou l’acacia plutôt que le rocher pour se mettre à l’abri des prédateurs. (Les fauves restent parmi les prédateurs les plus redoutables pour les babouins, et ils l’étaient sûrement aussi pour les premiers humains.)

Un passé de proies

En 1947, le colonel James Stevenson-Hamilton, qui travaillait comme garde forestier dans le parc national Kruger, en Afrique du Sud, fut témoin d’une scène de chasse impliquant des babouins pris de panique lors d’une attaque de lions: «Les babouins étaient visiblement trop terrifiés pour songer à leur échapper en grimpant aux arbres. Ils se couvrirent la face de leurs mains tandis que les lions les assommaient à grands coups de pattes.»Le plus poignant dans le récit du colonel est la résignation des victimes. Sans espoir d’échapper à leur sort, les singes ont cherché un ultime refuge dans l’écran de leurs mains. L’image est d’autant plus émouvante que ces mains auraient pu être les nôtres. On peut comprendre alors pourquoi les babouins ont refusé de quitter la grotte la nuit où Brain leur a fait une peur bleue.Cette peur était aussi celle de nos ancêtres hominidés. Toumaï, qui est apparu il y a 7 millions d’années, est aujourd’hui considéré par la plupart des chercheurs comme le premier représentant de la lignée humaine. Or, pendant la majeure partie de son histoire, l’humanité a été loin d’être au sommet de la chaîne alimentaire comme aujourd’hui. Au contraire, les humains étaient encore récemment des créatures faibles, régulièrement chassées par des prédateurs bien plus puissants.

Les vieilles peurs de nos ancêtres sont toujours présentes en nous et continuent de nous influencer.


Il fallut attendre d’autres espèces humaines comme Homo habilis et surtout Homo erectus, apparues il y a environ 2 millions d’années, pour que l’humanité fabrique des outils et domestique le feu, permettant ainsi d’inverser le rapport de forces. Et encore, cela s’est fait relativement sur le tard.Les indices archéologiques laissent suggérer que la domestication du feu n’a vraiment commencé à se généraliser qu’il y a environ 450.000 ans, même s’il existe des traces potentielles de foyers plus anciens. Les armes de chasse les plus anciennes connues à ce jour datent aussi à peu près de cette période.Le feu et les armes ont progressivement permis aux humains de s’élever dans la chaîne alimentaire, de ne plus se contenter d’être des charognards, de chasser régulièrement du gros gibier mais aussi de se protéger des prédateurs comme les fauves, les hyènes, les loups ou les ours. Nous avons ainsi fini par devenir les nouveaux superprédateurs.Or, tout cela est récent à l’échelle de l’évolution. Les vieilles peurs de nos ancêtres sont donc toujours présentes en nous et continuent de nous influencer, comme le montrent par exemple ces expériences sur les enfants.

L’expérience de New

Des chercheurs du Centre de psychologie évolutive de l’Université de Californie à Santa Barbara ont réalisé une autre expérience, sur des adultes cette fois, en l’occurrence des étudiants. Ils leur ont montré des photos associées par paires. Elles représentaient des scènes diverses, la deuxième image contenant à chaque fois un détail différent.La seule instruction donnée aux étudiants était d’indiquer s’ils avaient remarqué la différence. Dans la deuxième image pouvait surgir tantôt un pigeon, tantôt une voiture ou un arbre. Il est très vite apparu que ce que les sujets repéraient le mieux, c’était la présence d’un animal. Joshua New et ses collègues en ont conclu que nous sommes programmés pour remarquer les animaux.New résuma cela: «Les gens ont la phobie des araignées, des serpents et d’autres créatures qui étaient des menaces pour nos ancêtres. Il est très rare de rencontrer quelqu’un qui ait la phobie des voitures ou des appareils électriques, choses qui sont pourtant pour nous une menace bien plus grande que le tigre. Il est donc très intéressant de se demander pourquoi le tigre continue d’attirer notre attention.»


Certains indices laissent penser que si les tigres et ses semblables continuent d’attirer nos yeux et notre esprit, c’est parce que c’est grâce à cette vigilance que nous avons autrefois évité d’être attrapés par eux.

Notre fascination pour les monstres

Les monstres nous font peur mais nous fascinent en même temps. Cela est profondément ancré dans notre nature. Ces monstres peuvent avoir des formes différentes, mais ils restent des monstres.Tyrannosaure Rex, Shere Khan, loup-garou, vampire, Grendel, Moby Dick, Jack l’Éventreur, Adolf Hitler, le Diable et autres incarnations de la Bête suscitent une sombre fascination, en grande partie due à leur capacité de nous exterminer délibérément.

Ces monstres et le danger qu’ils représentent ont laissé une marque indélébile dans notre inconscient.


Ce qui lie toutes ces créatures, imaginaires ou réelles, c’est leur force surhumaine, leur fourberie malveillante et surtout leur appétit capricieux et souvent vengeur envers nous. C’est ainsi que nous les imaginons, et c’est ce que nous attendons d’elles, consciemment ou non.En ce sens, la capacité qu’ont les prédateurs de captiver autant notre attention nous renvoie à la réalité quotidienne des babouins dans la savane, cette réalité qui fut la nôtre autrefois. Ces monstres et le danger qu’ils représentent ont laissé une marque indélébile dans notre inconscient.Et de la peur à la haine, il n’y a qu’un pas. Donc, sans en être la seule cause, les peurs héritées de nos ancêtres hominidés expliquent sûrement notre relation toujours compliquée avec les grands prédateurs, comme les fauves par exemple.La haine de ces animaux, mêlée de fascination, et la fierté de les vaincre nous ont malheureusement conduit à les chasser intensivement au cours des millénaires, au point de les amener aujourd’hui au bord de l’extinction.