Roland Cayrol : « Les sondages ne mesurent plus que ‘la course de chevaux' »


Il monte, il monte… Chaque jour, les commentaires abondent sur les scores d’intentions de vote toujours plus haut d’un certain candidat putatif de l’extrême droite et leurs effets sur le reste de l’échiquier politique. Preuve, s’il en était besoin, que les sondages pré-électoraux sont devenus des éléments-clés de nos démocraties d’opinion. Leur poids réel est toutefois à relativiser, analyse le politologue Roland Cayrol. D’autant que leur contenu tend à s’appauvrir au fil des années.  
L’Express : Les sondages influencent-ils le vote dans les démocraties d’opinion comme la nôtre ? 
Roland Cayrol : Il y a deux manières de répondre. On peut d’abord souligner que dans aucun pays occidental il n’existe de données incontestables montrant une influence directe des sondages. De fait, lorsqu’on interroge les électeurs sur ce qui les a aidés à faire leur choix, la télévision arrive toujours largement en tête, de même que les conversations avec les proches, devant les réseaux sociaux – sauf pour les jeunes. Les sondages jouent à environ 5% dans leur décision. 
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Mais ces mêmes sondages font aussi totalement partie du « climat » politique, c’est la deuxième partie de la réponse. Quand on interroge les gens sur les élections, ils les mentionnent très vite, spécialement pour les présidentielles. Ils les lisent ou du moins en entendent parler dans les médias ; les résultats livrés par les enquêtes d’opinion font partie de l’information à partir de laquelle s’élaborent les fameuses conversations dont je parlais plus haut qui orientent, elles, le vote. Et cette influence ne fait que monter depuis 1981, d’élection en élection. 
C’est toute la question, au fond, de la représentation de la réalité, qui influe sur la réalité elle-même. Si les sondages offrent une représentation dominante, ils ont nécessairement un effet sur les électeurs, non ? 
La réalité politique n’existe pas : le citoyen n’est pas placé devant un réel qu’il puisse directement saisir, il ne lit pas forcément les programmes, ne connaît pas personnellement les candidats, etc. Mais mon optimisme raisonnable me conduit à penser qu’il n’est pas pour autant complètement dupe. Les vraies raisons pour lesquelles il vote sont liées à des questions de fond : si les Français disent que l’axe droite-gauche n’est plus fiable pour comprendre la politique, ils se situent tous spontanément par rapport à lui. Ce rattachement à des familles politiques veut encore dire quelque chose pour eux.  
Par ailleurs, ils ont des intérêts, des besoins, des souhaits pour l’avenir et pour celui de leurs enfants et ils décryptent l’offre politique en fonction d’eux. Ils ne veulent pas du tout du retour des grandes idéologies, ils veulent savoir où l’on va sur les cinq, dix prochaines années et surtout ce que vont devenir leurs enfants, la société et la planète qu’ils leur laisseront. C’est d’ailleurs ce qui fait monter l’écologie chez les moins jeunes. 
Auparavant, on invoquait l’argument du « certains n’osent pas dire qu’ils votent aux extrêmes » pour justifier les erreurs dans les projections sondagières. Désormais, ces électeurs n’ont plus honte de faire part de leurs préférences. Cela réduit-il la marge d’erreur des sondages ? 
Oui, il est clair que la progression, puis la « banalisation » du FN, puis du RN, ont aidé certains électeurs de l’extrême droite à révéler leur vote. Et puis, une innovation technologique est aussi venue aider les sondeurs : Internet, qui a relayé le téléphone ou l’interview en face-à-face pour la plupart des études électorales ; il est plus facile « d’avouer » un vote qui pourrait être mal vu à un clavier d’ordinateur qu’à un enquêteur ! 
Les sondages jouent-ils un rôle particulièrement important dans le vote « stratège », lorsqu’il s’agit de savoir à qui donner sa voix pour favoriser, in fine, celui qui portera le mieux les idées dans lesquelles on croit ? 
Oui, et nous en avons un parfait exemple avec Eric Zemmour. De nombreux électeurs de Marine Le Pen savent pertinemment qu’elle ne sera pas élue. L’idée qu’elle bute sur un plafond de verre et que par ailleurs elle n’a peut-être pas les capacités suffisantes s’est bien installée. Zemmour laisse entrevoir une issue possible. Il monte, jour après jour, dans les sondages, ce qui rend sa candidature de plus en plus crédible. Ce que disent les enquêtes, au-delà des pourcentages en tant que tels, c’est que quelque chose est devenu possible autour de lui et avec lui.  
Les Français n’ont pas envie de plus de radicalité, ils en ont surtout assez de ces politiques sans convictions et promesses fermes. Ils veulent une ligne claire. Nous sommes en plus l’un des rares pays qui pratique le vote à deux tours. Les électeurs ont très bien intégré l’idée qu’il y avait un match dans le match : les sondages les aident à repérer qui, dans la famille politique dont ils se sentent les plus proches, a une chance d’arriver au second tour. 
Ces enquêtes peuvent-elles modeler l’opinion, opinion qu’elles ont pour fonction de sonder ?  
Oui, mais parce qu’elles deviennent l’instrument sur lequel se centrent les analyses. Alors qu’on peut aussi lire les propositions et les disséquer, organiser des débats, expliquer leurs enjeux. 
Et alors même que les sondages électoraux se trompent parfois, comme l’ont montré les élections régionales de juin dernier. A se fier de manière presque obsessionnelle à eux, les médias et les dirigeants politiques ne risquent-ils pas de fabriquer une image en partie fictionnelle de la situation politique ?  
Ce risque existe, bien sûr. Le succès des sondages est étroitement lié historiquement en France à l’élection présidentielle de 1965. A l’époque, le Général est candidat et tout le monde pense qu’il va être élu dès le premier tour. Seul l’Ifop repère que la montée en puissance de François Mitterrand laisse augurer de la possibilité d’un deuxième tour. L’institut avait raison – de Gaulle l’a emporté avec 55,2% des voix face à Mitterrand – mais c’était tellement contraire à l’intuition de tous les analystes que depuis, on prête aux sondages une importance accrue. 

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Leur nombre ne cesse d’augmenter : à chaque élection, les médias en publient deux fois plus qu’à l’élection précédente ! Mais ils sont aussi de plus en plus pauvres dans leur contenu, du fait des difficultés économiques de la presse. Ils ne mesurent plus que « la course de chevaux », celle qui oppose les gros candidats. C’est plus simple, moins cher à réaliser, et cela intéresse tout le monde. Seulement, en chemin, ils peuvent passer à côté de certains éléments-clés. Lors de la campagne de 1981, j’avais suivi pour L’Express un panel d’électeurs. Dès la mi-janvier, je comprends que Mitterrand va battre Giscard et je montre pourquoi avec mes résultats – Giscard apparaissait toujours comme le plus intelligent et le plus capable ; Mitterrand ne le battait nettement que sur un seul item, mais décisif celui-là : les Français pensaient qu’il était mieux placé pour résoudre le problème qui était devenu leur priorité numéro 1 et qui le restera pendant quarante ans: le chômage. Aujourd’hui, l’analyse se résume trop souvent à : il gagne un point, elle en perd trois…  

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