L’Echo a interrogé le commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, sur plusieurs crises secouant l’Europe. La dérive autoritaire du régime polonais, la crise énergétique et la pandémie.
Près de 65 ans après sa création, l’Union européenne (UE) traverse une crise existentielle marquée par la montée en puissance de régimes autoritaires. Dernière affaire en date, la Cour de justice européenne a condamné mercredi la Pologne à un million d’euros d’astreinte par jour pour son refus de suspendre sa chambre disciplinaire des juges, une instance contraire à l’indépendance de la justice. Du jamais vu.
Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, n’a pas calmé le jeu en donnant cette semaine une interview incendiaire au Financial Times.
Didier Reynders, commissaire européen à la Justice, a accepté de faire le point sur cette question et d’autres défis majeurs, comme la crise énergétique en Europe et la pandémie.
Le Premier ministre polonais a accusé la Commission, lors d’une interview au Financial Times, de vouloir « provoquer une troisième guerre mondiale » en bloquant ses fonds européens. Que répondez-vous?
« Si le dialogue ne suffit pas, nous mettrons en place d’autres outils pour régler le problème. »
Je crois qu’il faut éviter toute rhétorique guerrière. Cela fait des décennies que la création de l’UE et son élargissement sont un symbole de paix, de démocratie et d’État de droit. On peut très vite retomber dans une situation de conflit, comme on l’a vu à nos frontières, en Ukraine et en Syrie.
La situation avec la Pologne est sérieuse. Je préfère engager un dialogue quand c’est possible, c’est pour cela que je vais à Varsovie les 18 et 19 novembre. Si le dialogue ne suffit pas, nous mettrons en place d’autres outils pour régler le problème.
Existe-t-il encore une place pour le dialogue ?
J’ai suffisamment d’heures de vol en politique pour savoir qu’il y a une différence entre la rhétorique utilisée lors des discours ou des interviews, et la capacité à engager une discussion. Dans cette maison, on privilégie toujours d’abord le dialogue avec les États membres.
Le Premier ministre polonais menace la Commission de « représailles ». Les voyez-vous venir?
« La rhétorique du Premier ministre polonais est regrettable. »
Non. Les États membres peuvent toujours bloquer certaines décisions. Mais c’est une terminologie plutôt guerrière, militaire qu’on essaie d’éviter. C’est dans l’ADN de l’UE de pacifier le continent.
Cela dit, la rhétorique du Premier ministre polonais est regrettable. Je privilégie le dialogue. L’ennui, c’est que nous n’avons pas la même ligne du temps que Twitter. Quand quelque chose arrive, les gens aimeraient qu’on réagisse dans les 10 minutes en saisissant la Cour de justice et que, dans la fin de la journée, tout soit terminé. Moi, je dois d’abord discuter avec l’État concerné, monter un dossier solide et déclencher des procédures qui font qu’on obtient des décisions.
La Pologne condamnée pour non-respect d’une décision européenne
Vous vous attendiez à ce que la Cour de justice de l’UE impose un million d’euros d’astreintes?
J’avais dit, au moment où on a introduit le dossier, qu’il faudrait un chiffre d’un million et la Cour m’a donné raison. Dans beaucoup d’États, comme l’Allemagne ou la Belgique, les décisions sont appliquées sans avoir besoin d’autre chose. je disais qu’il fallait le symbole et un montant suffisamment fort.
Que se passera-t-elle si la Pologne ne paie pas l’astreinte?
J’espère qu’ils paieront, ou mieux, qu’ils se conformeront à la décision. Si la Pologne ne paie pas l’astreinte, il y aura des retenues sur les fonds européens.
Cela fait beaucoup d’argent…
Il est évident que le non-respect de l’État de droit et de l’indépendance de la justice doit avoir des conséquences. des personnes sont en cause. Les juges perdent leur emploi, leur salaire, leur famille est en difficulté. On a décidé d’agir.
La Commission est-elle prête à introduire d’autres recours?
J’ai demandé à mes services de préparer tous les dossiers pour éventuellement introduire une nouvelle procédure en infraction suite à la décision récente du tribunal constitutionnel polonais remettant en cause la primauté du droit européen et plusieurs articles du Traité.
Quand cette procédure va-t-elle démarrer?
« C’est dans l’ADN de l’UE de pacifier le continent. »
C’est une question de semaines, avant la fin de l’année. Mais cette procédure n’est qu’une des options. Je souhaite qu’on puisse mettre sur la table toutes les options, et qu’on continue à discuter le plan de relance. L’objectif, c’est que la Pologne respecte les décisions de la Cour.
Que se passera-t-il si la Pologne ne les respecte pas?
Nous n’avons toujours pas approuvé son plan de relance. Et tant que la Pologne ne bouge pas, son plan de relance ne sera pas approuvé.
Cela dit, nous avons vu quelques signaux positifs en Pologne, ces dernières heures, probablement sous la pression des astreintes. On entend qu’ils pourraient supprimer la chambre disciplinaire.
Vous serez à Varsovie dans deux semaines. Qu’allez-vous dire à Morawiecki?
La première chose, c’est qu’on ait l’occasion d’avoir ce dialogue. Ce n’est pas toujours évident. Par exemple, le ministre de la Justice polonais ne vient jamais aux Conseils de la Justice. Je ne l’ai encore jamais vu dans une réunion européenne.
Ensuite, nous voulons que la Pologne respecte les décisions de la Cour. Cela veut dire abandonner les chambres disciplinaires des juges, mettre en place une réforme qui va respecter les normes européennes et réinstaller les juges qui ont été condamnés de façon injuste.
On a l’impression que le Conseil a du mal à rappeler la Pologne à l’ordre, et qu’il se retranche derrière la Cour de justice. La Commission n’est-elle pas en train de faire la même chose?
Non, justement. La Commission utilise des outils pour protéger les traités et l’indépendance de la justice, et le Parlement européen veut de l’action. L’une des pistes est d’aller devant la Cour, qui a répondu positivement. Les autres pistes, c’est d’aller devant le Conseil européen en demandant d’activer l’article 7 (la suspension du droit de vote de la Pologne au Conseil européen, NDLR) et la conditionnalité (la suspension du versement des fonds européens pour non-respect de l’État de droit). Et nous l’avons fait.
Mais le Conseil ne bouge pas…
« Il y a une grande volonté des Polonais de rester dans l’Union. »
Ah, mais ça… Je leur ai montré à plusieurs reprises que la situation se détériorait. À un moment donné, il faut que le Conseil décide qu’il y a un risque de détérioration de l’État de droit et prenne des sanctions.
Qu’est-ce qui bloque le Conseil?
Pour l’article 7, il faut l’unanimité, ce qui sera compliqué. Pour la conditionnalité, il faut une majorité qualifiée. C’est déjà plus facile. Mais la conditionnalité n’est pas une simple sanction, il faut monter un dossier robuste. Il faut aussi que l’on fasse un travail de conviction à l’égard du Conseil.
C’est d’ailleurs la même chose pour le plan de relance hongrois, qui n’est toujours pas approuvé. Ce problème n’est pas spécifique à ces deux pays. Nous avons demandé à l’Italie de se conformer à certaines obligations, sans quoi les paiements seront suspendus, et je peux vous dire qu’elle respecte son calendrier.
Vous pensez qu’un « Polexit » est envisageable ?
Non, on le voit, il y a une grande volonté des Polonais de rester dans l’Union. Les populations sont d’ailleurs pro-européennes. Regardez lors de la présidentielle française de 2017, seul le candidat élu aujourd’hui était pro-Europe. Marine Le Pen parlait de quitter l’euro, et même l’Union. Maintenant, elle ne le dit plus.
La primauté du droit européen est inaliénable
On assiste à une montée de l’autoritarisme en Europe, avec des discours agressifs en Pologne et en Hongrie. Mais aussi avec le presque candidat à la présidence française, Eric Zemmour. Cela vous inquiète?
« Ce qui est dangereux, avec ces personnages autoritaires, populistes, d’extrême droite, et d’extrême gauche aussi, c’est une Europe à la carte, et cela ce n’est pas possible. »
On suit de très près l’évolution des partis populistes et des régimes autoritaires qui se mettent en place en Europe, ou de candidats qui peuvent apparaître. Mais la Commission traite avant tout avec les gouvernements et les parlements, et le message que nous voulons faire passer, c’est que, quel que soit le gouvernement ou le parlement en place, il y a des règles.
Ce qui est dangereux, avec ces personnages autoritaires, populistes, d’extrême droite, et d’extrême gauche aussi, c’est une Europe à la carte, et cela ce n’est pas possible. Si chacun dit : je suis d’accord sur tout, mais pas sur ce point-là, l’Union se désagrège. C’est pour cela qu’on agit.
Comment vous situeriez-vous dans une Europe où la France passe à l’extrême droite ?
Je ne m’y vois pas, tout simplement. Je suis commissaire européen, mais j’ai aussi des idées politiques. Nous devons être attentifs à des dérives possibles. On a trop vite considéré que les pays européens, une fois qu’ils entrent dans l’Union, sont automatiquement des pays pacifiques, démocratiques et respectant l’État de droit.
Quelle que soit la situation, nous continuerons à jouer notre rôle de gardien des traités et à garantir que le droit européen sera appliqué de la même manière partout. Ce n’est pas toujours facile. Quand on s’attaque à un droit précis, comme les LGBT, cela provoque tout de suite une réaction. Par contre, quand on dit de manière générale qu’on défend l’État de droit, cela paraît plus lointain.
Il y a une vraie peur, qui est logique. Face à cela, il y a deux façons de réagir. Aller vers un pouvoir fort, et on sait où ça mène en Europe. Ou accepter de prendre un certain nombre de décisions à l’échelle européenne. C’est le cas avec la santé, l’automobile, l’énergie… Pour sortir de cette ambiance de crise, il faut montrer que les systèmes démocratiques fonctionnent.
Par exemple ?
Prenez la pandémie. Ce ne sont pas les régimes autoritaires qui ont réglé le problème de la pandémie. La Russie a annoncé le premier vaccin. Maintenant, elle est confrontée à une vague de morts en grand nombre.
Dans l’UE, on prend ensemble la décision, et on le fait avec beaucoup de discussions. Il a fallu deux mois de discussions pour aboutir au certificat vaccinal, mais au final on est à plus de 600 millions de certificats issus, et les gens circulent avec ça.
En même temps, face à des acteurs autoritaires comme la Chine et la Russie, on voit bien que l’Europe a du mal à peser…
»
Je ne suis pas naïf sur le sujet. L’UE doit faire le travail en son sein et trouver des partenaires, les États-Unis, le Canada, qui ont cette même version des droits fondamentaux. Cela ne veut pas dire qu’on va faire bouger les choses tout de suite, mais qu’on a des normes communes que l’on veut faire respecter. Quand l’UE le fait, ça marche. Regardez comment le règlement général sur la protection des données élaboré par l’UE est appliqué dans le monde.
L’Europe désunie face à la crise énergétique
On le voit avec la crise des prix du gaz, l’Europe reste exposée aux décisions de la Russie. Que faire pour en sortir?
Toutes les crises font progresser l’Europe. Avec la pandémie, on a développé une compétence. Maintenant, on est la première puissance exportatrice de vaccins, on a exporté un milliard de doses.
Ensuite, elle doit produire plus d’énergie, d’où le renouvelable, le solaire, l’éolien, afin d’être moins dépendante des importations de gaz.
La Commission doit se prononcer bientôt sur la taxonomie, décider si elle favorise les investissements dans le gaz ou le nucléaire. Pour quelle énergie plaidez-vous ?
« Il faut être réaliste. Le gaz est un combustible fossile, avec des émissions de CO2. Si on intègre le gaz dans les textes, ce sera pour une question de transition. »
Il faut être réaliste. Le gaz est un combustible fossile, avec des émissions de CO2. Si on intègre le gaz dans les textes, ce sera pour une question de transition. Concernant le nucléaire, les États membres ont des opinions différentes, et la Commission n’a rien à dire sur leurs choix. C’est vrai que le nucléaire n’émet pas de CO2, mais à côté de cela, il y a des débats sur les déchets et la sécurité.
Êtes-vous pour la prolongation du nucléaire en Belgique?
Je constate que la Belgique sort du nucléaire. Les centrales sont fermées les unes après les autres. La question, c’est de savoir si la dernière date de sortie se fera au moment prévu ou un peu plus tard.
Le gouvernement belge va devoir prendre attitude, et décider si on a la capacité d’atteindre les objectifs climatiques en fermant à la date annoncée, ou s’il faut les prolonger. Si je regarde à l’échelle de l’Europe, il y a un certain nombre d’États qui ont décidé de continuer à développer le nucléaire.
Ce qui est dommage dans le débat belge, c’est qu’on oublie le trajet parcouru. Je regrette qu’on fasse croire que le débat, en Belgique aujourd’hui, serait de savoir si on sort ou non du nucléaire. Pour moi, le débat est tranché depuis 2003.
On a l’impression que la famille libérale est divisée sur la question, entre le MR pro-nucléaire et l’Open Vld, prêt à développer le gaz?
Si le gouvernement fait le choix des centrales au gaz, il faudra assumer le fait qu’il faut atteindre les objectifs climatiques. Si on n’y parvient pas, la Commission devra commencer à se poser des questions.
Les phrases-clés
- « Si la Pologne ne paie pas l’astreinte, il y aura des retenues sur les fonds européens. »
- « Nous avons vu quelques signaux positifs en Pologne, ces dernières heures, probablement sous la pression des astreintes. On entend qu’ils pourraient supprimer la chambre disciplinaire. »
- « Toutes les crises font progresser l’Europe. Avec la pandémie, on a développé une compétence. Maintenant, on est la première puissance exportatrice de vaccins, on a exporté un milliard de doses. »
- « Je constate que la Belgique sort du nucléaire. Les centrales sont fermées les unes après les autres. La question, c’est de savoir si la dernière date de sortie se fera au moment prévu ou un peu plus tard. »
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