Investigations terminées. Le juge d’instruction Richard Foltzer l’a indiqué aux parties, ce jeudi 8 octobre. Moins de deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020. Quatorze personnes ont été mises en examen dans ce dossier, la grande majorité pour « associations de malfaiteurs terroriste » ou « complicité d’assassinat terroriste » : elles forment quatre cercles ayant, chacun à leur manière, participé à l’engrenage de la haine fatal au professeur d’histoire-géographie. L’enquête raconte onze jours irrespirables entre la diffusion fugace des caricatures de Charlie Hebdo, le 5 octobre pendant un cours d’éducation civique et morale dispensé à la classe de quatrième 5 du collège Bois d’Aulnede Conflans-Saint-Honorine (Yvelines), à 10h20 – puis le lendemain à 12h50 à la quatrième 4, classe de Z. Chnina -, et l’attentat commis par Abdoullakh Anzorov, le vendredi 16 octobre peu après 16h20.
Pendant ce laps de temps, celui qu’on a un peu vite présenté comme un « loup solitaire » abreuve sa soif de violence à de nombreuses sources. Brahim Chnina, le père de Z., absente le jour du cours, se démène pour discréditer l’enseignant, rejoint par le prédicateur Abdelhakim Sefrioui. Ils diffusent chacun à leur tour une vidéo accusatrice déroulant la version mensongère de Z., selon laquelle Samuel Paty aurait demandé aux élèves musulmans de quitter la salle, respectivement le jeudi 8 octobre et le dimanche 11 octobre. Sur les réseaux sociaux, un quarteron d’activistes islamistes s’attelle à mettre de l’huile sur le feu. A Evreux (Eure), où réside le réfugié tchétchène de 18 ans, un petit groupe lui prête assistance, jusqu’au jour du meurtre. Cet après-midi-là, cinq collégiens de Bois d’Aulne participent à désigner le professeur, à sa sortie du collège. Anzorov le décapite dans la foulée.
Dans le sac de Samuel Paty, on retrouvera un marteau, le signe que l’enseignant ne se considérait pas en sécurité. Le rapport de l’Inspection générale de l’éducation nationale (Igesr), rendu en décembre 2020, décrit une montée de la tension à la fois progressive et rapide, où s’entremêlent la colère de parents d’élèves, des rumeurs de cour de récréation sur le prétendu « racisme » du professeur, les prises de distance de certains collègues de Bois d’Aulne et l’omniprésence du sentiment de danger qui touche le personnel. Pour ces raisons, la famille deSamuel Paty a porté plainte pour « non-assistance à personne en péril » contre l’Etat, le 6 avril dernier.
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Dans ce document, on apprend que dès le 9 octobre, au lendemain de la vidéo de Brahim Chnina, un commandant du renseignement territorial des Yvelines transmet à la conseillère sécurité de l’académie de Versailles un lien vers un message Twitter signé du compte « Cicat’s », tenu par Priscilla M. « Voici quelques éléments en lien avec le dossier […] je te rappelle au plus vite », écrit l’agent de renseignement. Cette Gardoise de 34 ans, suivie par la DGSI dès 2017 et mariée religieusement à Sami Gharouz, condamné à quatorze ans de prison pour un projet d’attentat à Marseille, est aujourd’hui considérée par les enquêteurs comme la personne qui a attiré l’attention d’Abdoullakh Anzorov sur le cas de Samuel Paty. Entre le 9 et le 13 octobre, ils s’envoient 45 messages. Cet échange entre le renseignement territorial et le rectorat, obtenu auprès de l’académie de Versailles par l’avocate de la famille Paty, Me Virginie Le Roy, pourrait se révéler gênant pour les responsables publics. Il montre que l’implication de réseaux proche du radicalisme islamiste a été identifiée très tôt dans cette affaire. Le 7 avril, le ministre Gérald Darmanin disait comprendre la plainte, tout en affirmant que selon lui, « l’Etat n’aura pas à rougir de ce qu’il a fait ».
Les parties ont désormais un mois pour formuler leurs observations. En raison de la mise en cause de plusieurs mineurs, une incertitude demeure sur la juridiction qui accueillera le procès, probablement courant 2023. Les magistrats pourraient choisir de convoquer deux procès d’assises, l’un pour les majeurs, l’autre pour les mineurs. Ils peuvent aussi décider de réunir l’ensemble des parties devant la cour d’assises des mineurs. Ce qui signifierait un procès entièrement à huis clos. Retour sur les charges qui pèsent sur les principaux mis en examen.
Brahim Chnina, le calomniateur
Le père de Z. Chnina, elle-même poursuivie pour « dénonciation calomnieuse », diffuse dès le 7 octobre auprès de ses contacts WhatsApp puis sur Facebook le nom et le collège de Samuel Paty. Le 9 octobre, il a une première conversation d’une minute et vingt et une secondes au téléphone avec Abdoullakh Anzorov. Ils échangent aussi des SMS. Le 10 puis le 13 octobre, ils s’écrivent de nouveau sur WhatsApp. « OK on verra » aurait répondu Anzorov quand Chnina lui signale qu’aucune sanction n’a été prise contre Samuel Paty, selon le récit qu’en a fait Abouyezid Anzorov, le père du tueur, dans une vidéo diffusée sur Facebook en juillet 2021. Chnina a toujours contesté avoir été au courant du projet terroriste du jeune homme. Sa vidéo a été vue plus de 13 000 fois avant le meurtre.
Dans une expertise psychologique réalisée les 31 mai 2021 et 10 mars 2022, l’expert-psychologue décrit Brahim Chnina comme « une personne égocentrée, fière, fuyante, quelque peu méfiante, se montrant tantôt victime, tantôt responsable, mais aussi parfois cynique ». A cette occasion, le père de famille « nie ainsi les faits, tout en les reconnaissant, avec autant de sérieux que de désinvolture ». Ses avocats ont demandé une contre-expertise, qui « ne modifie pas » les « premières conclusions ». Il n’a formulé aucune demande de remise en liberté en vue du procès et demeure mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste » et « complicité d’assassinat terroriste ».
Abdelhakim Sefrioui, le prédicateur
Peut-on être un activiste islamiste auteur d’une campagne de déstabilisation d’un enseignant sans pour autant être complice de son assassinat ? C’est à cette question délicate et très juridique que sont confrontés les magistrats depuis le début de l’enquête. Aucun élément ne permet de montrer que la vidéo d’Abdelhakim Sefrioui, militant antisioniste, fiché S depuis 2014, a été vue par Abdoullakh Anzorov. Dans ce film, l’activiste franco-marocain ne prononce pas le nom du professeur, mais cite en revanche le collège.
Me Elise Arfi, avocate de l’agitateur en compagnie de Mes Ouadie Elhamamouchi et Sefen Guez Guez, en conclut qu' »aucun lien causal entre la vidéo d’Abdelhakim Sefrioui et l’assassinat n’a pu être établi » et que la qualification d' »incitation à la haine », punie d’un an de prison, serait plus adaptée que la « complicité d’assassinat terroriste », passible de condamnation à perpétuité. Depuis 1987, la Cour de cassation estime en effet que la « complicité de second degré » n’est pas punissable, c’est-à-dire que se rendre complice des agissements d’une première personne n’emporte aucune responsabilité dans les liens que peut entretenir cette personne avec un troisième larron. Ici, l’assistance apportée par Sefrioui à Chnina, qu’il a accompagné au collège du Bois d’Aulne – les deux hommes ont aussi été en contact à 53 reprises en huit jours – n’emporterait aucune responsabilité dans les liens entretenus entre Chnina et Anzorov.
Telle n’a pas été l’analyse des magistrats qui ont toujours refusé l’annulation de la mise en examen de l’activiste. Les conseils de l’agitateur dénoncent par ailleurs une certaine « animosité » des policiers à son encontre. Dans une demande de remise en liberté datée du 15 juillet 2022, ils ont noté que lors d’une rencontre entre Abelhakim Sefrioui et son épouse, les enquêteurs ont écouté, retranscrit et versé au dossier des échanges à caractère sexuel entre l’activiste et sa femme, le tout dans une « volonté d’abaissement et de dégradation ».
Priscilla M., l’influenceuse
Son pseudonyme « Cicat’s » ne fait pas référence aux chats : il s’agit d’une contraction de « cicatrice sucrée », un de ses précédents alias sur Twitter. Les enquêteurs sont convaincus que c’est par l’intermédiaire de cette trentenaire qu’Abdoullakh Anzorov a pris connaissance de « l’affaire Paty », notamment parce que la mention la plus ancienne de l’enseignant retrouvée dans les communications du tueur consiste en un message privé envoyé à Priscilla M. sur Twitter. Au cours de leurs échanges, la jeune femme apparaît extrêmement bien renseignée sur ce qui se passe au collège du Bois d’Aulne. Le 13 octobre, elle prévient le futur meurtrier que Samuel Paty ne sera pas sanctionné. « Non, aucune sanction », écrit-elle. « Al hamdulillah qu’ils nous combattent sinon je me serais inquiété », clame aussi Priscilla M. ce même jour auprès d’Anzorov.
Native de Palaiseau (Essonne), convertie à l’islam à « 14 ou 15 ans », une religion découverte « parce que [son] père avait un coran à la maison », comme elle le raconte aux enquêteurs lors de sa garde à vue, le 23 juin 2021, Priscilla M. « suit les avis de l’école hanbalite », un courant de l’islam ultra-rigoriste duquel est issu le salafisme ou le wahhabisme saoudien. Proche de réseaux radicalisés, cette allocataire du RSA et mère de deux enfants nie elle aussi avoir pressenti l’intention terroriste du Tchétchène. Elle a été mise en examen pour « association de malfaiteurs terroriste » et « complicité d’assassinat terroriste », mais laissée libre.
Faruq Shami, le commanditaire ?
Le commanditaire de l’attentat se trouverait-il en Syrie ? Le 13 septembre 2020, un dénommé Faruq Shami publie une vidéo live sur Instagram, contenant ce message en russe : « Moi, Faruk Shami des terres bénies Chaula, je te le dis à toi. Tu as un délai d’un mois. Si rien ne se passe avec eux, Charlie Hebdo, et si personne des gens de Kadyrov ne crie là-bas ‘Ahmat-Sila’ [un chant guerrier et religieux tchétchène, NDLR], tu seras parmi le dernier des crétins. Rappelle-toi de ces paroles. » Les enquêteurs estiment qu' »il serait question dans cette vidéo de cibler la France suite à la publication des caricatures du prophète Mahomet par le journal Charlie Hebdo. Faruk Shami appellerait les musulmans français à commettre des attentats en représailles ».
Faruq Shami, de son vrai nom Farrukh Fayzymatov, un Tadjik né en 1996, est désigné par les Etats-Unis comme étant le recruteur et le financier du groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Sham, rival d’Al-Qaeda en Syrie. Ismaël G., un ami d’Abdoullakh Anzorov, estime qu’il a « peut-être » vu cette vidéo. Dans les semaines qui précèdent l’attentat, Anzorov et le compte attribué à Fayzymatov échangent à 13 reprises sur Instagram. Après avoir décapité Samuel Paty, Anzorov envoie la photographie à ce compte, puis un message de revendication écrit, et enfin, à 17 heures et 38 secondes, un audio de revendication en russe. Il sera abattu quelques instants plus tard. Le djihadiste n’a fait l’objet d’aucun mandat d’arrêt dans ce dossier.
Naïm B., le copain-complice
Naïm B. et Azim E. fréquentent la même mosquée qu’Abdoullakh Anzorov à Canteleu, près d’Evreux. Dans les jours qui précèdent l’attentat, Anzorov tentent de les associer à son projet criminel, dont ils disent avoir tout ignoré – ils n’en sont pas moins mis en examen pour « complicité d’assassinat terroriste ». Les deux hommes accompagnent l’apprenti terroriste – qui n’a pas le permis – à Rouen, où il achète le couteau qui servira à la décapitation, puis, le lendemain, deux pistolets Airsoft, qui tirent des balles de plomb. Naïm B., qui assure ne pas toujours comprendre les conversations en tchétchène entre ses deux copains, escorte Anzorov jusqu’aux abords du collège du Bois d’Aulne à Conflans, le jour des faits.
Le meurtrier a prétexté un travail sur un chantier, dira Naïm B. aux enquêteurs. Puis, il file déjeuner avec sa petite amie, une entrevue prévue et confirmée par l’étude de ses communications, qui lui permet aujourd’hui d’éviter les soupçons de participation plus active à l’assassinat. Car un élément a un temps intrigué les enquêteurs : le premier Airsoft a été retrouvé sur Anzorov, et le second au domicile de Naïm B.
Opinions
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