la belle aventure Vega-Dupuis commence aujourd’hui


Les éditions Dupuis et Kadokawa viennent d’annoncer la signature d’un partenariat stratégique des deux maisons. Comment et pourquoi une telle joint-venture a-t-elle été mise en place ? Quel en est son périmètre ? Et quels sont les premiers mangas tirés du catalogue de Kadokawa qui vont ravir les lecteurs en 2024 ? Stéphane Beaujean, le directeur des éditions Dupuis, répond aux questions de l’Internaute.
Les éditions Dupuis et Kadokawa viennent d’annoncer en grande pompe leur mariage dans la grande salle de l’hôtel Mercure d’Angoulême, ce jeudi 25 janvier 2024. Quel moment mieux rêvé que le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour que deux mastodontes du 9e art (et plus encore) prononcent leurs vœux ? Dupuis, 101 ans de créations de Bande Dessinées et Kadokawa 78 ans de création de manga. Cette association bilatérale ouvre un champ des possibles incroyable.

Comment Dupuis, l’éditeur des bandes dessinées Spirou, Gaston Lagaffe, Les Schtroumpfs, Largo Winch, Yoko Tsuno, Soda et Kadokawa, l’éditeur d’Evangelion, Gundam, Bunko Stray Dog, Fate/Stay Night, mais aussi d’une dizaine de titres de Clamp dont X et RG Veda se sont-ils accordé pour mettre en place une joint-venture ?  Pour répondre à cette question, nous avons interrogé Stéphane Beaujean, le directeur éditorial des éditions Dupuis.

Bonjour Stéphane, un de vos premiers faits d’armes en prenant la tête des éditions Dupuis il y a trois ans a été de racheter les éditions Véga, spécialiste du manga. Pourquoi était-ce une telle évidence ?

Stéphane Beaujean : Ce rachat était aussi bien une évidence qu’une opportunité. Quand je prends un poste dans une nouvelle entreprise, comme au FIBD, à Dupuis ou ailleurs, je cherche d’abord les « leviers de croissance ». Et en fonction de la mission confiée, ou de l’histoire de la maison, je m’oriente vers une stratégie. Chez Dupuis, comme au FIBD, le manga n’avait pas sa place. Souvent, c’est l’institutionnalisation qui en est la cause. Ces entreprises historiques sont tellement identitaires qu’elles n’ont pas d’appétit pour la diversification. Mais à notre époque, ça semble impensable. Ce qui a accéléré le choix d’avancer si vite vers le manga à mon arrivée chez Dupuis, c’est le fait que Véga était à vendre.

En quoi Vega était une opportunité ?

Son catalogue adulte était d’une qualité reconnue. La marque gagnait en légitimité. Surtout, monter une maison d’édition de manga de zéro est une démarche fastidieuse. Il faut rassurer tous les éditeurs, mettre en place des contrats-cadres, faire ses preuves pendant plusieurs années… En rachetant Vega, DUPUIS économisait du temps et achetait un catalogue à mon goût sous-exploité. Enfin, je connais bien Stéphane Ferrand, son fondateur. Et en tant que professionnel, j’ai un respect et une confiance totale en lui. Je sais que les éditeurs japonais aussi.

Trois ans plus tard, le catalogue a bien grandi, est-ce que vous êtes là où vous l’envisagez ?

© 2024 Brandon Arias / Vega-Dupuis / Dupuis – Cicatrices

Pas du tout, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est Stéphane Ferrand qui s’occupe de la partie publishing du catalogue, donc je n’ai pas à m’imaginer sa place dans un ou deux ans. J’aime savoir qu’il est autonome et que ma vision ne le parasite pas.

Surtout, je me suis essentiellement investi dans la partie création en manga, soit l’édition au sens américain du terme. Éditer ses propres créations demande un investissement bien plus important que de publier des titres d’éditeurs étrangers, en termes d’argent, de temps, d’énergie émotionnelle. Ce sont deux métiers distincts.

Vega développe depuis 3 ans entre quinze et vingt créations avec des auteurs du monde entier. Les premiers livres arrivent cette année, comme Cicatrice en janvier, créé par un jeune génie chilien de 20 ans à peine, inspiré par Inio Asano, et dont c’est le premier livre. D’ailleurs, nous avons déjà vendu les droits de cette création dans plusieurs pays, dont les Etats Unis. Pour la partie publishing, nous attendions un rapprochement avec une grande maison d’édition japonaise. La belle aventure Vega-Dupuis commence aujourd’hui.

Vous venez de signer une joint-venture avec les éditions Kadokawa.  Qui a été l’instigateur de ce projet ?

Depuis mon arrivée aux éditions Dupuis, je cherche à trouver des partenaires étrangers pour créer des liens bilatéraux forts. J’étais donc un des moteurs de cette manière d’envisager le développement à l’international. Mais, ceux qui se sont emparés de ce désir et ont initié cette démarche côté Japon, ce sont Julien Papelier et Benoit de Tauriac chez Media Participation. Nous avons avancé à trois, avant d’être rejoints par d’autres collègues. Si Kadokawa est le quatrième éditeur de manga au Japon, derrière Shueisha, Shogakukan et Kodansha, il est leader une fois rapporté à l’ensemble des industries culturelles, avec la light novel, le jeu vidéo (ils ont entre autres la licence Elden Ring), le cinéma et l’animation, où ils comptent parmi les 3 plus gros producteurs du pays. Aujourd’hui, le lien que Dupuis tisse avec Kadokawa va donc bien au-delà du manga. Ce qui est logique quand on hérite de l’ADN du groupe Média Participation (propriétaire des éditions Dupuis, NDLR), lui aussi orienté vers le multimédia avec le jeu vidéo, animation, vinyle, goodies, etc.

Quand a eu lieu le premier contact ?

Je ne me souviens plus exactement, mais le désir de rapprochement est devenu une réalité il y a un peu plus de dix-huit mois.

Un temps qui peut sembler long…

Il est primordial, quand on veut se marier, de bien se comprendre. On savait qu’on discutait d’un partenariat à très long terme, voire à vie, fondé sur la volonté d’écrire l’histoire ensemble. Il faut donc beaucoup discuter, définir ce projet commun, sa stratégie, sa vision, découvrir nos points communs, mais aussi nos divergences, les résoudre ou les résorber, trouver l’équilibre…. Cela représente des dizaines et des dizaines de rendez-vous hebdomadaires, des voyages. Heureusement, Kadokawa a une grande expérience des joint-ventures. Ils ont déjà réalisé de tels mariages dans de nombreux pays. Ce qui rend nos discussions très efficaces.

Pourquoi un tel partenariat est nécessaire ? Pourquoi ne pas juste signer un accord de licensing ?

En 2018, j’ai assisté au Japon à une conférence qui expliquait qu’en 2028, grâce à l’intelligence artificielle, les éditeurs seraient capables de publier et de distribuer instantanément et en multilingue leurs ouvrages, à partir du PDF en langue native. Traduction et lettrage seraient faits automatiquement en quelques minutes. J’en suis ressorti avec l’intuition, à tort ou à raison, que les éditeurs japonais n’auraient bientôt plus besoin de relais de publication à l’international. Pour survivre, il faudrait donc s’associer.

Je me trompe peut-être, mais j’ai du mal à croire que notre industrie culturelle évoluera d’une manière radicalement différente de celles de la musique ou de la vidéo. Et je pense que ça va aller très vite désormais que le livre, qui résistait à la révolution digitale, a vu apparaître son premier « pure player » à succès : le Webtoon.

Nous avons tous été témoins de disparitions des intermédiaires culturels dans le monde de la musique et dans le monde de la vidéo, de mouvements de concentration, après l’arrivée de Deezer ou Netflix. La seule chose qui protège – pour l’instant – encore un peu le marché du livre, c’est l’absence de support confortable, à un tarif abordable, pour lire. Mais désormais que tous les acteurs du papier, hier réticents, sont aujourd’hui moteurs de la digitalisation, l’arrivée d’un lecteur e-ink couleurs confortable me semble n’être qu’une question de temps.

© Photo de James Tarbotton sur Unsplash

Et dès que ce support se démocratisera, je crois que le marché du livre papier pourrait se résorber pour rejoindre celui du Vinyl ou du Blu Ray, un marché de niche. Je suis encore un enfant du papier, cela me fait bizarre de voir le futur sous cet angle. Mais je préfère l’anticiper. Si l’on perd la distribution, on paupérise la création. Il est nécessaire de ne pas se laisser doubler par cette évolution et de s’adapter.

La musique a fait cette erreur, mais pas le marché vidéo, qui avait eu le temps d’observer les dégâts d’une industrie qui n’avait pas réagi à l’arrivée du mp3. Quand Netflix a pris de l’ampleur, Disney a immédiatement retiré ses titres de leur site pour créer sa propre plateforme. J’espère que le marché du livre français saura anticiper pour se protéger.

En tout cas, chez Dupuis, on essaie en s’associant à des partenaires créateurs comme Kadokawa, en minimisant la location d’œuvres étrangères pour favoriser la création, et en réfléchissant aux possibilités de distribution internationale et digitale.

La lecture numérique progresse trop lentement en France ?

Je ne suis personnellement pas pressé. Mais il y a eu une incroyable accélération ces dernières années. Un lectorat numérique de masse est en train d’arriver en France, et partout dans le monde. C’est une révolution, pas une mode.

© Photo de Carlos Muza sur Unsplash

Et vous pensez que les éditeurs japonais à terme vont distribuer eux même leurs licences dans le monde entier ?

C’est l’évolution logique. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à toutes les industries culturelles pionnières de la transformation digitale, comme la musique ou la vidéo. 

À partir du moment où la distribution devient numérique, pour l’éditeur ou le créateur, la valeur de vente de l’œuvre n’est plus seulement monétaire, mais elle relève aussi de l’information ou du « data ». Qui est mon lecteur, que consomme-t-il ? Quelles sont les tendances éditoriales, pays par pays. Avec la distribution via un tiers, on perd cette information, seul l’argent des licences remonte. On voit dans toutes les industries que la tendance qui suit la numérisation est celle de la centralisation.

Vous aviez déjà publié un long post à ce sujet dès votre entrée chez Dupuis.

Depuis cette conférence de 2017, les signaux faibles se sont multipliés pour confirmer cette intuition.

Récemment, il y a eu la transformation de la plate-forme Manga Plus de Shueisha, qui devient une sorte de Netflix du manga avec une distribution de son catalogue à travers le monde, avec des nouveautés toutes les semaines, pour un abonnement à faible coût. Ou encore K-Manga, l’application de Kodansha qui semble aller dans le même sens.

It has been discovered that Shueisha and Media Do are working with Orange Inc, a company that uses AI to letter works.Orange is working on the new MangaPlus series, Rugby RumbleShoutout to Maxybee of @ShonenFlopCast for the discovery ! Here is a panel lettered by Orange Inc: pic.twitter.com/ZaDkNgaVDu
— WinterVenom91 #uw7s (@WinterVenom91) September 28, 2023

Ce partenariat risque t-il d’affecter vos relations avec les autres éditeurs japonais ?

Nous les avons tous prévenus en amont bien entendu.

Il y a déjà eu des partenariats en France, par exemple quand Viz (Shueisha) a racheté Kaze, ou bien Hachette qui a une relation avec Kodansha.Surtout, Kadokawa a également réalisé ce genre de co-entreprise auparavant aux Etats-Unis avec Yen Press. Cette signature n’a rien changé à nos relations avec les éditeurs japonais.

Ce partenariat vous donne la primeur sur l’entièreté du catalogue de Kadokawa ?

Tout à fait, un peu à l’instar du lien entre Pika et Kodansha. Nous avons une première option sur tout le back catalogue, mais aussi toutes les nouveautés.  Cela ne veut pas dire que nous allons publier tout le catalogue, ni empêcher nos concurrents d’acquérir une licence.

Est-ce que vous pouvez nous teaser des annonces ?

Nous avons une quinzaine de titres dans les tuyaux pour 2024. Du shonen, du seinen, ou des titres plus alternatifs issus des magazines Enterbrain (seinen) et Comic B’s, son pendant féminin. Surtout, nous avons vocation à transformer Vega Dupuis en hub de la culture japonaise. Rapidement nous allons créer des collections pour publier du light novel, du roman, du beau-livre, et le catalogue numérique aura vocation à passer entre autres sur la plateforme Ono.

© Photo de Daily Choice sur Unsplash

Si l’on regarde le catalogue de Kadokawa, une des licences phares sous exploité est Gundam. Avez-vous une annonce à nous faire à ce sujet ?

Les fans seront ravis, car je peux vous annoncer que nous essayerons d’être prêts pour commencer à Japan Expo 2024 avec Gundam the Origin de Yasuhiko Yoshikazu. Ensuite, nous allons poursuivre avec les autres séries. Principalement ceux autour du personnage de Char Aznable. Je peux déjà vous citer Mobile Suit Gundam 0083 : Stardust Memory de Mitsuru Kadoya, Mobile Suit Zeta Gundam Define de Hiroyuki Kitazume, Unicorn aussi…  Avec l’arrivée du film et de la série animée sur Netflix cela peut être amené à encore évoluer.

En parlant de rythme, le marché du manga en 2023 a connu des mois saturés niveau sorties (336 nouveautés en Novembre). Est-ce qu’avec ce partenariat vous comptez augmenter le nombre de publications chez Vega-Dupuis ou bien restez vous sur le même rythme ?

C’est très compliqué en effet d’augmenter le nombre de parution aujourd’hui. Ce que je recherche comme relais de croissance, c’est la diversification et non le renforcement. Mon tropisme serait plutôt d’élargir notre travail à l’ensemble de la culture japonaise et non de se limiter au manga.

Face aux segments saturés, il y a nombre de pan de l’édition ou de la culture japonaise à explorer : le Kodomo (NdlR: livre jeunesse), les artbooks, le light novel, même si ce dernier segment est en croissance. Mon approche a toujours été celle de cultiver la curiosité. Ainsi, quand je vois un lecteur de manga, je vois un lecteur qui aime la bande dessinée et la culture japonaise, à nous de lui mettre plus de bande dessinée ou plus de culture japonaise entre les mains.

Ce partenariat bilatéral va aider à exporter les licences Dupuis au Japon ?

 

On va y réfléchir, mais on va se concentrer sur nos propres créations de manga dans un premier temps.

C’est-à-dire ?

Nous éditons une vingtaine de titres en ce moment, en grande partie d’auteurs venus du monde entier, dont certains japonais. L’édition se fait beaucoup depuis le Japon. Certains projets sont même issus des licences internationales.

© 2024 Brandon Arias / Vega-Dupuis / Dupuis – Cicatrices

Un titre ou une licence à annoncer ?

Notre premier vrai manga créé à l’étranger, estampillé Vega Dupuis, c’est Cicatrice, une série d’un jeune auteur chilien, autodidacte d’à peine 20 ans, qui habite dans la banlieue de Santiago. Notre démarche a été de chercher des auteurs du monde entier.

Nous travaillons en reprenant le modèle japonais, avec un éditeur interventionniste, qui participe à l’élaboration du récit, corrige le name (storyboard, NDLR), l’annote et demande des corrections avant que l’auteur ne se lance dans la réalisation. J’espère que ces jeunes auteurs qui émergent partout dans le monde marqueront une nouvelle étape dans l’histoire du manga, en s’emparant du langage et en faisant ruisseler leurs cultures dans cette grammaire.

HISTORIQUELa première série MOBILE SUIT GUNDAM, celle par laquelle tout a commencé et où figuraient déjà tous les ingrédients de la saga, sort en VOSTFR chez @alltheanime_fr ! Une occasion unique d’acquérir ce morceau de patrimoine de la science-fiction japonaise https://t.co/FmkgWOqxC3
— AEUG (Asso. pour l’essor de l’univers Gundam) (@AEUG_fr) August 7, 2023

En parlant de licence connue, une possibilité de voir un Gundam au format BD ?

Ce que Kana fait avec la collection Classics c’est très bien. C’est leur invention, je ne trouverais ça pas poli de les imiter. Si Gundam devait arriver en BD, je leur proposerai d’abord, pour renforcer leur cohérence sur le marché. Il en serait de même si on devait exploiter Evangélion en album bd. Si je devais faire un Gundam made in France, ça serait un manga.

© 2024 Brandon Arias / Vega-Dupuis / Dupuis – Cicatrices

En plus de prendre plus de temps, la création est bien plus coûteuse…

Tout à fait. C’est l’une des raisons pour laquelle les éditeurs étrangers peinent à créer des mangas. Notre économie n’est pas adaptée. Nous n’avons ni la masse de lecteurs ni les magazines de prépublication. Il est donc difficile d’équilibrer les comptes sur une création de 200 pages vendue 8 euros, quand on vient d’un modèle économique de création d’une cinquantaine de pages pour un prix de vente moyen fixé entre 12 et 15€.

L’une des solutions que j’ai essayé de mettre en place, c’est de tisser un réseau de partenaires internationaux pour absorber par la vente de droit le coût de création. Ce n’est que le premier volet de cette grande aventure d’internationalisation et de notre programme de création, puisqu’on devrait faire une nouvelle annonce au Comic-con de San-Diego si tout va bien.

© 2024 Brandon Arias / Vega-Dupuis / Dupuis – Cicatrices

Un dernier mot ?

J’aime cette idée qu’il puisse y avoir de nouvelle manière d’envisager la création et l’édition qui repose sur les échanges culturels, la recherche de talents dans des pays inattendus, la prise de risque et l’innovation ou la nouveauté. J’ai la chance d’être hyper soutenu dans cette démarche qui parfois peut faire peur vu les enjeux et les incertitudes.

Alors je veux surtout remercier ces personnes-là, Julie Durot Benoit de Tauriac et Julien Papelier, qui sont toujours les premiers à cerner les risques et sont pourtant toujours partants.