Faut-il arrêter avec l’expression «pas de souci»?


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À la mi-juin, les utilisateurs de Twitter assistent en direct à la naissance d’un nouveau mème. Un professeur d’économie (comme beaucoup avant lui) dispense ce jour-là quelques conseils avisés à l’intention des étudiants:

Aussitôt, la twittosphère se déchaîne et les parodies pleuvent.

Ce n’est pas du tout la première fois que l’expression «pas de souci» (variante: «ya pas d’souci han») fait l’objet d’une étude de cas mi-humoristique, mi-sociologique. L’inénarrable et lucide Blanche Gardin, dans son spectacle Je parle toute seule, le citait déjà en le qualifiant de «cocktail parfait parano-mégalo».Évoquant l’exemple d’une vendeuse qui rétorque «ya pas d’souci» à la cliente affirmant ne faire que jeter un coup d’œil à sa boutique, elle rétorque que si, apparemment, il y en a un gros: «Le souci, c’est que t’es un adulte et que t’as la fragilité affective d’un nourrisson de six mois.» Répondre «pas de souci» alors qu’à aucun moment ni la conversation, ni la situation n’impliquait qu’il puisse y en avoir, c’est pour Blanche Gardin (et pour bien d’autres) une réelle interrogation: «Pourquoi ce besoin d’annoncer que ton ego ne va pas se dissoudre dans l’acide?» se demande-t-elle.

Inspiré par Ophélie Winter?

Faites-y attention: en l’espace d’une journée, vous entendrez au moins un «pas de souci», et c’est un minimum. Ce midi encore, quand au restaurant, une amie a annoncé qu’elle paierait par chèque: «Pas de souci», a répondu l’affable restaurateur. Pourtant, des soucis, ce n’est pas ce qui manque quand on tient un restaurant à l’orée de l’été 2021 (et sans terrasse en plus).Fallait-il en déduire que ce gentil monsieur voulait soulager la conscience de mon amie en lui disant qu’elle, au moins, ne participait pas à l’écrasement généralisé dû à la pandémie, au racisme ambiant (il était vietnamien), à la difficulté de retrouver des salariés, aux nombreux mois de fermeture imposée, à la nécessité de porter un masque malgré la canicule, aux cors aux pieds qui ne s’arrangent pas avec l’âge et au ramollissement de la fesse après plus d’un an de fermeture des salles de sport? Et par-dessus le marché, elle voulait payer par chèque, et ainsi risquer de l’écraser d’une angoisse supplémentaire? Eh bien non, la digestion pourrait se faire tranquille: il n’y avait pas de souci.Selon le Grand Robert, un souci, c’est un «état de l’esprit absorbé par un objet et que cette préoccupation inquiète ou trouble, jusqu’à la souffrance morale», ou bien encore «l’inquiétude, l’angoisse que causent les dangers, les difficultés, les préoccupations». Autant dire qu’on est plutôt content de ne pas en avoir. Et au vu du nombre d’occurrences de l’expression «pas de souci» dans une journée, on pourrait croire qu’en dépit de la conjoncture, de l’abstention électorale, du réchauffement climatique, de la pandémie, du passage de Justin Bieber à l’Élysée pour parler de la jeunesse et du fait que plus personne, jamais, n’a eu de nouvelles des trente-cinq Français tirés au sort pour réfléchir sur la stratégie vaccinale (que sont-ils devenus?), des soucis, on n’en a guère.Retracer l’origine de l’expression est un pari impossible. S’agit-il de l’héritage du titre du disque de platine d’Ophélie Winter, sorti en 1996: No soucy? (sic). De la traduction littérale de l’expression anglaise no worries? De l’infusion d’une humeur généralisée dégoulinante de bienveillance, selon laquelle chacun est tenu d’assurer à tous les autres que leurs rapports sociaux sont parfaitement inoffensifs, que tout va bien, qu’il n’y a pas lieu de culpabiliser? Du besoin de se présenter en sauveur, comme si la personne qui répond «pas d’souci» à la question «Puis-je utiliser vos toilettes?» soulageait d’un grand poids non seulement notre vessie, mais aussi notre conscience?Notons en passant que l’expression «pas de souci» a une petite sœur: «t’inquiète» (ou «tkt» en langage SMS), abrégé de «ne t’inquiète pas», et dont l’usage également très répandu distille lui aussi la notion que la vie est un torrent de larmes et d’angoisses par défaut, et qu’il est utile, de temps en temps, d’alléger la charge en assurant son prochain que temporairement, l’insouciance est de mise.

Qui a dit qu’il y avait un souci?

Ces trois petits mots d’apparence anodine ont un réel pouvoir de division. Car il y a désormais deux camps: la ligue de ceux qui l’utilisent, et celle des gens qu’elle agace souverainement. À l’instar de Blanche Gardin, ceux qui ne la supportent pas ont conservé à l’esprit la charge sémantique du mot et estiment que son utilisation est abusive et bien souvent injustifiée. De l’autre côté de la frontière langagière, ceux qui l’utilisent se sont simplement approprié une expression devenue vide de sens lorsqu’elle s’est mise à circuler dans leur entourage, adoptant un des réflexes de base de la vie en société: l’adaptation par mimétisme.Le «pas de souci» de celui ou celle qui répond à votre: «Je peux m’asseoir ici?» au cinéma est un réflexe langagier, au même titre que «c’est clair», «grave» ou «j’avoue» (mon préféré. Celui-là, en dehors de la garde à vue, n’a quasiment pas la moindre raison d’exister, et pourtant il a pris une place prépondérante dans la conversation de nombre de jeunes Français).Alors pour retrouver la paix des familles et des réseaux sociaux, par quoi le remplacer, ce «pas d’souci» passe-partout? Est-ce qu’un bon «d’accord» ne ferait pas l’affaire la plupart du temps? Ne gagnerait-on pas à adopter des locutions positives, en lieu et place d’un «pas d’souci» faussement déculpabilisant? (Et puis d’abord, pourquoi devrait-on culpabiliser?)Les immortels se sont eux-mêmes posé la question, plaçant d’entrée de jeu l’expression dans la catégorie «emploi fautif». «Selon les cas, on répondra simplement “Oui”, ou bien l’on dira “Cela ne pose pas de difficulté, ne fait aucune difficulté”, ou bien “Ne vous inquiétez pas, Rassurez-vous”», propose l’Académie française, toujours au taquet en termes de modernité. A priori, ce type de solution requiert un niveau de réflexion qui n’est pas toujours adapté à la simplicité de la situation: «Je peux te piquer un tampax?» «Cela ne pose pas de difficulté».

C’est le plus souvent dans des situations sans réelle importance qu’on y a recours, pas quand il devient nécessaire d’avoir une réelle réflexion.


Peut-être le succès de «pas de souci» s’explique-t-il justement par le fait qu’il permet de réagir à toutes sortes de situations sans qu’on ait besoin d’adapter sa réponse, tout en manifestant une forme de politesse essentielle à la lubrification des rapports humains. Et s’il est vrai que les expressions devenues des réflexes permettent de faire l’économie de la sincérité, vouloir remplacer «pas de souci» par une autre expression qui semblerait plus appropriée ne changerait au fond pas grand-chose au problème (pour peu qu’il y en ait un).Pour donner un accent de sincérité à une conversation, rien de tel que d’adapter son vocabulaire au cas par cas. Pourtant, il semble bien que ce «pas de souci» à la nuance faussement bienveillante soit justement à la fois l’émanation de la plus grande superficialité des rapports et la manifestation d’une grande civilité. Car contrairement à sa charge sémantique originelle plutôt lourde, c’est le plus souvent dans des situations sans réelle importance qu’on y a recours, pas quand il devient nécessaire d’avoir une réelle réflexion, ou lorsque des mécanismes émotionnels sont engagés.Quand votre oncologue vous annonce qu’il va falloir opérer cette tumeur au plus vite, vous ne répondez pas «pas de souci!». Ni quand l’échographiste annonce que finalement, ce sera des triplés, ou que votre ado claironne qu’il abandonne les études de commerce pour aller cultiver des éoliennes en Ardèche. Donc si l’on veut remplacer une locution dont les mots ont perdu tout leur sens par une autre du même acabit mais plus lisse, «d’accord» est probablement la meilleure solution (attention à «pas de problème», car QUI a dit qu’il y avait un problème?)L’alternative est de laisser tomber ce genre de combat qui n’a ni réel enjeu, ni conséquence notable, et de surtout continuer à en rire, l’autodérision étant le meilleur moyen d’aborder le langage. Si l’expression vous plaît et qu’elle est devenue un tic dont vous ne parvenez pas à vous défaire, gardez-la. Il y a fort à parier qu’une autre la détrônera dans les prochaines années. Et si elle vous hérisse le poil, libre à vous de l’éradiquer de votre vocabulaire, mais laissez les autres l’employer sans en faire une affaire d’État. Il y a déjà suffisamment de raisons de se faire du souci dans la vie pour ne pas en rajouter une couche.