BD. « La Dernière Reine » est un chef-d’œuvre, Jean-Marc Rochette livre ses secrets


C’est finalement le domaine de la bande dessinée que Lire Magazine littéraire a choisi de mettre à l’honneur, avec ce titre de livre de l’année attribué à La Dernière Reine, de Jean-Marc Rochette. Un registre qui n’avait pas été distingué depuis 1992 – et le prix du meilleur livre de l’année de Lire pour Froid Équateur d’Enki Bilal. Mais oublions les étiquettes : c’est avant tout un authentique chef-d’œuvre que nous avons souhaité distinguer, et dont les immenses qualités, tant formelles que narratives, apparaissent de manière éclatante dès les premières planches.

Un condamné à mort, Édouard, voit sa demande de grâce être rejetée. Il sera guillotiné. Pourquoi ? On le retrouve quelques années plus tôt, en 1898, dans le Vercors, lorsqu’encore tout gamin il se battait contre d’autres enfants qui le surnommaient le « fils de l’ours ».

BD. « La Dernière Reine » est un chef-d’œuvre, Jean-Marc Rochette livre ses secrets

Par la suite, ce malheureux – comme tant d’autres de sa génération – ira sur le front de la Somme, et deviendra l’une de ces « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale. La route de cet homme brisé, à plus d’un titre, croisera celle de Jeanne, sculptrice parisienne qui va lui reconstituer un visage, une identité, une vie. L’homme en renaissance lui fera découvrir sa région rugueuse et l’histoire (une, en particulier) des ours qui l’ont peuplée…

Célébré entre autres pour Le Transperceneige (n’oublions pas les splendides Ailefroide. Altitude 3954 et Le Loup), Jean-Marc Rochette, 66 ans, mérite d’avoir encore davantage les lumières sur lui, tant il mène le neuvième art vers les cimes. Rien de plus normal, avec ce montagnard. Entretien, donc, avec ce grand artiste, dont nous couronnons La Dernière Reine.

Il y a quelques semaines, Benoît Peeters donnait une leçon inaugurale au Collège de France sur la bande dessinée. Que pensez-vous du fait que le neuvième art entre ainsi dans les grands cercles universitaires et intellectuels ?

Comme Gainsbourg disait que la chanson est un art mineur, j’ai moi aussi longtemps pensé que la bande dessinée était un art mineur. J’ai changé d’avis après le succès d’Ailefroide, mon premier album sur la montagne. Je me suis rendu compte que la BD pouvait avoir un écho populaire très important.

être un bon dialoguiste, un bon dessinateur… Une multitude de savoir-faire artisanaux qu’il faut savoir appréhender. Il y a quand même eu des grands albums, des grands chefs-d’œuvre artistiques : Maus, d’Art Spiegelman par exemple. Plus près de nous Persepolis de Marjane Satrapi ou L’Arabe du futur de Riad Sattouf.

Pourquoi « L’Arabe du futur » de Riad Sattouf est un des plus grands succès BD en France ?

On peut d’ailleurs constater que le dessin n’a pas forcément une importance primordiale. Marjane Satrapi est clairement maladroite mais on s’en fout. D’autant que ce trait-là, c’est sa force. Riad Sattouf n’est pas du tout maladroit, mais son dessin est minimaliste. Quant à Spiegelman, c’est un dessin underground un peu dur à avaler pour la majorité de la population qui a l’habitude de lire Lucky Luke.

Comment expliquez-vous votre succès personnel relativement tardif, alors que vous dessinez depuis plus de quarante ans ?

Quand j’ai publié Ailefroide, en 2018, quelqu’un m’a dit : « Un album sur la montagne, c’est une niche. » Je lui ai répondu : « Il y a quand même 14 millions de randonneurs en France ! Alors la niche… il y a des chiens dedans ! » J’ai fédéré un public qui ne trouvait pas beaucoup de livres sur sa passion.

Ce qui est bien, à mon âge, la soixantaine, c’est que j’avais décidé une bonne fois pour toutes que je n’aurais plus de succès. Certains en rêvent jusqu’à leur mort, moi je m’étais fait une raison en estimant que ma carrière était telle qu’elle est, un point c’est tout. À un moment, les espoirs finissent par disparaître.

Mais je ne suis pas un type jaloux. J’accepte mon sort. Mon pote Enki cartonne, pas moi. Tant pis. J’arrive à vivre et à payer mon loyer, c’est déjà bien. Maintenant, le public va vouloir que je lui raconte des histoires de montagne à chaque fois. Heureusement, il y en a des tonnes.

En haute montagne, je suis clairement mystique

Vous êtes aussi alpiniste. Quel sentiment éprouvez-vous quand vous escaladez ?

Je ne peux pas me cacher derrière mon petit doigt : je suis clairement mystique. L’esprit avant la matière. À partir de là, la nature change d’aspect. Quand je suis en très haute altitude, où, théoriquement, il n’y a plus rien de matériel, quelques oiseaux, et encore pas des masses, je me dis qu’il n’y a que de l’esprit, et que cet esprit ne vient pas de mon cerveau ! C’est ce qu’on appelle une expérience océanique, parce que le temps explose… Tout se mélange, et moi, je vis tous ces bouleversements.

Vous pensez à votre vie, à votre prochain album, à des choses très concrètes, ou pas du tout ?

Vous vous posez la question de l’escalader et vous n’y allez pas. Un seul homme a réussi à parvenir au sommet, à mains nues et en solo, Alex Honnold.

Un documentaire incroyable existe sur cet exploit, « Free solo ». Vous l’avez vu ?

Oui, je l’ai vu. C’est un truc inimaginable. Devant, ça vous fait déjà de l’effet, mais pour quelqu’un qui a déjà grimpé, c’est pire ! Parce que je sais quel niveau de folie il faut atteindre pour monter ce genre de sommet. Comment l’esprit peut-il tenir ?

Je pensais qu’un mec filmait, mais personne ne voulait y aller. Trop dangereux. C’est une caméra automatique qui filme. Sur un des passages les plus durs, le mec est à 600 m du sol… J’ai déjà fait du solo mais les prises étaient bonnes, tandis que sur El Capitan, il n’y a aucune prise.

Grimper, est-ce une façon de se confronter à la mort ?

Un de mes copains a fait un 8 000 m en sept heures. C’est vraiment très rapide. Il est parti à minuit, il était en haut pour le petit-déjeuner. Il a commencé à redescendre et, d’un seul coup, il a fait demi-tour dans une espèce de délire et s’est dit qu’il allait mourir sans oxygène. Il s’est couché dans la neige, il s’est mis en boule et, à cette altitude, personne ne se relève jamais. C’est fini.

Et là il a.