Pouvez-vous me dire ce que c’est qu’avoir faim ? Lorsque je pose cette question en consultation, j’ai parfois des réponses surprenantes et souvent des descriptions mentales plus que corporelles. La faim est régulièrement confondue avec l’envie de manger et… redoutée. Ce serait une traîtresse qui nous pousse à consommer trop.
Une diablesse qui nous fait vivre un enfer : on craint la faim, on la supporte mal. La faim peut pourtant être notre amie, à condition de savoir la repérer, l’apprivoiser et y répondre au bon moment, celui de la « bonne » faim.
C’est quoi la faim ?
Nadia vient me voir pour perdre du poids.
Cette magistrate de 42 ans a toujours été « ronde », selon ses propres termes, mais elle a dépassé cette année les 90 kg pour la première fois, un seuil symbolique qui la mine. « J’ai pourtant l’impression de bien manger, m’explique-t-elle, avec des légumes à chaque repas, jamais de pain et de plats trop gras. Quand je vais au restaurant, je prends toujours une entrée plutôt qu’un dessert, et je laisse la sauce de mon plat principal s’il y en a ».
Nadia est typiquement une patiente qui « fait attention ». Elle a des croyances sur ce qu’il faut manger ou non, et c’est sa tête, plus que son corps, qui dirige sa façon de manger. « Je prends un solide petit-déjeuner car je sais que c’est important, et je mange toujours une belle poignée d’amandes l’après-midi pour ne pas arriver affamée au dîner, que je prends souvent assez tard”, ajoute-t-elle.
Et la faim dans tout cela ?
« Oh, ça va, je ne la ressens pas vraiment », se rassure Nadia, qui parvient difficilement à me décrire les signaux corporels associés. « La faim, c’est quand on est fatigué, et ça, je ne peux pas me le permettre avec mon travail intense, explique ma patiente. J’ai besoin d’être toujours en état d’extrême attention, d’avoir de l’énergie ».
Nadia ressent peu la faim car elle la devance presque toujours. Elle en a peur.Je conforte Nadia dans son ressenti : c’est vrai qu’en situation de grande faim, on peut avoir un coup de pompe, manquer de carburant pour réfléchir, bouger, mais cela n’arrive qu’en situation de grande faim, c’est-à-dire, le plus souvent, lorsque l’on n’a pas mangé depuis de nombreuses heures.
Notre corps fonctionne selon un système de régulation bien rodé. La faim se déclenche quand l’estomac est vide et qu’il y a une baisse de la glycémie (le taux de sucre dans le sang). La sensation d’estomac vide s’accompagne en général de gargouillements, provoqués par des contractions de celui-ci et des déplacements d’air.
L’estomac va alors sécréter une hormone, la ghréline, qui va déclencher la sensation de faim. La baisse de la glycémie, elle, s’accompagne d’un sentiment de légère fatigue.
C’est quoi la « bonne » faim ?
Il s’agit donc d’un ensemble de signaux faibles à repérer pour s’assurer toujours suffisamment de carburant.
Ce ne sont en aucun cas des signaux d’urgence (sauf à être diabétique). Ma patiente m’ayant parlé de ses problèmes de voiture au détour de la conversation, je choisis une métaphore automobile pour appuyer mon propos. Avoir une « bonne faim », c’est un peu comme lorsque l’aiguille du réservoir de votre voiture vient de passer dans le rouge : vous savez qu’il faut faire le plein, mais vous avez encore des kilomètres devant vous.
Si l’on ne répond pas correctement aux signaux envoyés par le corps, on rate la « bonne faim », celle qui permet de maintenir notre véhicule en état de rouler sans stress et on se dirige vers la grande faim, qui s’accompagne de fatigue, faiblesse, irritabilité. À l’inverse, si on mange trop ou trop régulièrement, c’est un peu comme si on remplissait des jerricanes d’essence par précaution : on fait des réserves, on grossit. C’est ce qui se passe avec Nadia, dont les apports caloriques sont supérieurs aux besoins réels.
Je vais lui proposer différents exercices pour apprendre à évaluer les gradients de faim et ainsi repérer le juste moment pour s’alimenter, et la quantité adaptée. Elle va par exemple, pendant 4 jours, diminuer de moitié la quantité d’amandes consommées l’après-midi et se demander à quel niveau de faim elle est au dîner entre 0 et 10. Nous ferons aussi le même exercice sur le petit-déjeuner, et je l’inviterai même, plus tard, à le sauter, pour se rassurer sur sa capacité à « tenir le coup ».
On ne lutte pas contre sa faimAprès plusieurs consultations et différents exercices pour expérimenter les différents niveaux de faim, Nadia a bien progressé. Elle a diminué le nombre de ses prises alimentaires et la quantité de chaque repas naturellement, en étant davantage à l’écoute de son corps et en ne craignant plus la « panne sèche » . De quoi lui faire perdre tout de même 5 kg en deux mois ! Las ! Le mois suivant, reprise de 1,5 kg.
Que s’est-il passé ? « J’ai eu quelques coups de stress et j’ai mangé un peu n’importe comment entre les repas », m’explique Nadia. « Mais, en même temps, je lutte de mieux en mieux contre ma faim, je trouve ça même plutôt grisant d’attendre encore un peu plus que ça gronde dans mon ventre avant de manger », me dit-elle.
Le corps est une machine subtile, la tête encore plus !
J’explique tranquillement à ma patiente que répondre à sa faim n’est pas lutter contre.
Sans quoi on tombe à nouveau dans un contrôle mental qui peut avoir des conséquences problématiques. En situation de « famine », le corps nous prend la tête. Nous devenons plus vulnérables aux compulsions alimentaires.
Nous sommes en situation de grande faim qui nous pousse à manger trop, trop vite, et souvent mal.Nadia m’avoue qu’elle a aussi davantage contrôlé son alimentation depuis 2 semaines : « je me suis remise à supprimer complètement le pain pour perdre plus vite du poids, m’explique-t-elle, et je me suis complètement interdit le fromage ». La faim est aussi guidée par ce qu’on appelle les appétits spécifiques.
On la comble mieux, on y répond plus efficacement si on mange ce qu’on a vraiment envie de manger. Mais en quantité adaptée. La bonne faim est donc aussi guidée par le plaisir.
Petit à petit, Nadia apprend aussi à se faire confiance sur ce plan-là. Et à accepter un rythme de perte de poids lent (2 kg par mois) mais durable. « La méthode douce pour mieux manger », Sophie Janvier (éd.
Leduc)