quels autres leviers aujourd’hui pour promouvoir la sécurité routière ?


Il y a 20 ans, la France inaugurait son premier radar automatique. La généralisation du contrôle automatisé qui s’en suivit explique bien en partie la baisse de la mortalité au volant, passant de 7 242 victimes en 2002 à 3 550 en 2022. Dans la lutte française contre l’insécurité routière, le maniement du bâton représente une approche à l’efficacité indéniable.

Et la démultiplication des bâtons n’est pas près de disparaitre, comme l’illustre le décret publié en juillet 2023, allongeant à 15 la liste des infractions que les radars automatiques pourront désormais sanctionner (bien qu’ils ne soient pas encore capables de toutes les détecter).Même si le recours à la sanction fonctionne, qu’en est-il néanmoins du recours à d’autres approches en matière de sécurité routière ? Les aurait-on oubliées ? La question se pose d’autant plus que les politiques publiques manifestent un intérêt croissant pour les incitations non contraignantes issues des sciences comportementales. Nos travaux explorent comment cette voie pourrait être empruntée et comment, notamment, favoriser chez les usagers de la route, une motivation à respecter le Code de la route qui soit autre que la crainte d’une amende ou d’un retrait de points sur le permis.

Depuis le 1er janvier, d’ailleurs, a été supprimé ce retrait de point pour les petits excès de vitesse.

Deux sources de respect des règles

L’étude des facteurs favorisant le respect des règles (notamment légales) est classiquement appréhendée sous l’angle de deux grandes approches.La première est fondée sur la dissuasion : décourager un conducteur de rouler plus vite que nécessaire, par exemple en agitant la menace de se faire flasher.

Le mécanisme repose sur la motivation des usagers de la route à éviter les sanctions (notre fameux bâton) en cas de non-respect des règles. Bien que son efficacité sur les routes soit attestée, elle reste néanmoins relative et limitée dans le temps. La dissuasion est également coûteuse car elle nécessite de maintenir une crainte constante du contrôle et de la sanction.

La source de motivation reste de plus externe au conducteur. Par ailleurs, le recours à l’autorité est parfois perçu d’un mauvais œil et peut engendrer un rejet. En témoignent les nombreuses dégradations de radars durant le mouvement des « gilets jaunes » par exemple.

Lire la suiteLa seconde approche, qui repose sur la légitimité perçue, fait appel à des motivations de nature plus intrinsèques : l’envie des conducteurs de respecter les règles routières lorsqu’ils les perçoivent, ainsi que les autorités qui les édictent et les font appliquer, comme étant justes, efficaces, morales et cohérentes avec leurs valeurs et leurs représentations des besoins en matière de sécurité routière.Comment favoriser cette perception de légitimité envers les règles routières ? Y répondre implique de pouvoir définir et modéliser scientifiquement ce « sentiment » de légitimité. Cela implique également de pouvoir mesurer ce sentiment pour juger de l’efficacité (ou de l’inefficacité) des actions visant à le favoriser.

C’est dans cette voie que notre équipe, composée des chercheurs de l’Université Catholique de Lille et de l’Université Gustave Eiffel, s’est engagée, réalisant une série de trois études complémentaires.

Une règle perçue efficace, mieux qu’une grosse sanction

La première d’entre-elles est une analyse détaillée de 26 articles scientifiques, dans le but d’identifier les principales définitions de la légitimité perçue déjà existantes dans le champ de la sécurité routière, ainsi que les principaux outils permettant de la mesurer. Il apparaît que le sentiment de légitimité éprouvé envers les règles routières peut se décomposer en quatre paramètres psychologiques.

On y retrouve l’efficacité (« Je suis cette règle car elle a un véritable impact sur la sécurité routière »), l’efficience (« Je suis cette règle car elle est bien adaptée, contraignante sans l’être trop »), l’équité (« Je suis cette règle car c’est la même pour tous ») et enfin l’alignement moral (« Je suis cette règle car elle est compatible avec mes valeurs »).Ceci identifié, la deuxième de nos études a convoqué un panel de 833 automobilistes représentatifs de la population française pour répondre à deux questionnaires en ligne à 10 jours d’intervalle. Les participants étaient invités à évaluer le ressenti qu’ils avaient sur la légitimité des règles routières dans leur ensemble, et ce, en fonction des quatre paramètres psychosociaux identifiés au-dessus.

Extrait du questionnaire soumis. Auteur, Fourni par l’auteurLes principaux résultats ont indiqué que la légitimité perçue des règles routières varie peu en fonction de caractéristiques telles que le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle du participant, ou encore l’année d’obtention de son permis. La sensibilité générale aux sanctions, le rapport au temps, l’empathie ou l’orientation politique ne l’influencent pas davantage.

Il est en revanche apparu que parmi les quatre paramètres qui composent la perception de légitimité des règles routières, l’efficacité perçue semble être le meilleur prédicteur du respect des règles. En outre, qu’une règle routière soit perçue comme légitime apparait plus déterminant pour son respect que la perception du risque d’accident ou la perception de la sévérité des sanctions encourues en cas de non-respect des règles.

Comment communiquer alors ?

Ces résultats établis, il ne nous restait plus qu’à tester dans quelle mesure la présentation de messages préventifs courts et originaux, jouant chacun sur les différents paramètres de la légitimité, pouvait favoriser le respect des règles routières.

À défaut de pouvoir être réalisée sur simulateur de conduite (en raison de la pandémie de Covid-19 à ce moment-là), notre dernière expérience a été réalisée en ligne, en deux temps et auprès de 1 308 usagers de la route représentatifs de la population française. Nous nous sommes ainsi contentés de leurs comportements déclarés, une mesure qui reste toutefois scientifiquement valide.Différents messages basés chacun sur un des quatre paramètres constituant la perception de légitimité ont été élaborés.

L’efficacité de ces messages a été comparée à celle de messages mobilisant d’autres leviers plus classiques de changements comportementaux tels que la norme sociale descriptive (qui renseigne sur la proportion d’individus adoptant ou non un comportement donné) et dynamique (qui renseigne sur l’évolution de cette proportion), ou l’identification aux automobilistes. D’autres messages croisant ces différents leviers ont également été proposés aux participants.Exemples de messages présentés aux participants de la troisième étude.

Dans la colonne de gauche, le premier, le second et le troisième message mobilisent respectivement le facteur « efficacité », « efficience » et « alignement moral » des règles routières. Dans la colonne de droite, le premier message mobilise une norme sociale dynamique, le second l’identification aux automobilistes alors que le troisième mobilise en croisement le facteur « efficacité » des règles routières et la norme sociale descriptive. Fourni par l’auteurLes résultats indiquent que les messages reposant sur l’efficacité ou l’efficience des règles routières et suscitant l’identification aux automobilistes sont les plus percutants.

Ce constat s’observe notamment pour les automobilistes qui attribuent préalablement un faible niveau de légitimité aux règles routières.Les messages mettant en avant l’alignement moral et ceux qui jouent sur la norme sociale perçue semblent, eux, générer un effet contre-productif : ils diminuent les intentions de respecter les règles routières. Potentiellement perçus comme peu honnêtes, beaucoup pourraient y voir une tentative de manipulation.

Il serait donc préférable d’éviter le recours à ce type de leviers ou de les utiliser dans un format de communication permettant une argumentation plus développée.Adapter le contenu des messages de sensibilisation diffusés par différents canaux pour rendre plus saillant le sentiment de légitimité comme nous l’avons fait dans cette dernière étude, mais aussi impliquer les usagers de la route dans les processus de création et de mise en œuvre des règles routières pourrait ainsi renforcer la légitimité qu’ils attribuent à ces règles. Le développement d’actions visant à favoriser la légitimité perçue des règles routières pourrait également se faire durant la formation à la conduite, les stages de sensibilisation à la sécurité routière, ou encore les interventions réalisées en milieu scolaire ou professionnel.

La littérature scientifique et les études présentées ici nous enseignent que le sentiment de légitimité représente un levier intéressant pour favoriser la sécurité routière. Si cette approche continuait à être développée, elle permettrait peut-être de réduire le recours au maniement du bâton dans la lutte contre l’insécurité routière.La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

Lire la suite:Marie Pelé est membre de l'Anthropo-Lab, équipe de recherche du laboratoire ETHICS EA 7446 de l'Institut Catholique de Lille. Son équipe de recherche a reçu un soutien financier sur appel à projet de la Délégation à la Sécurité Routière (DSR), pour la réalisation du projet présenté dans cet article ainsi que pour d'autres projets de recherche. Son équipe de recherche a également reçu un soutien financier sur appel à projet de la Fondation MAIF pour la Recherche, pour la réalisation d'un autre projet en lien avec la sécurité routière.