« Ils ont essayé et cela leur a apporté des bénéfices »: comment on devient un ado harceleur


Dans ma classe, en sixième, il y avait le plus grand de mes cauchemars. Une fille qui n’était pourtant pas bien grande – elle était même plus menue que moi. Elle, son ton acerbe et sa langue acérée qui était parvenue à liguer, je ne sais comment, l’une de mes amies d’enfance contre moi. Je ne me souviens plus que confusément de cette période, mais je la vois, elle. Je me souviens peu de la teneur des altercations – des moqueries sur mes boutons d’acné, des remarques selon lesquelles elle était sûre que je n’avais qu’un futur et que ce futur était de vivre seule sous les ponts – mais je me rappelle de sa présence malveillante, et des ricanements de l’amie qui l’avait rejointe. J’étais assez timorée à l’époque, incapable de me défendre, et je me rappelle d’après-midis à me lamenter dans les cabines téléphoniques de la ville.  
Avec le recul, je me rends compte que ces attaques ciblées et répétées flirtaient avec du bon vieux harcèlement scolaire. Un mal dont on parlait assez peu à l’époque, préférant qualifier la chose de « disputes entre filles ». Je ne sais pas si elle mettrait ces mots-là sur son comportement aujourd’hui. Je ne suis même pas sûre qu’elle se rappelle de moi. Mais je pense au moins une fois par semaine à cette fille. Je me demande ce qui l’a poussée à agir comme ça envers moi, ce qui la motivait. Quand j’en ai parlé à des adultes à la fin de l’année, ils m’ont répondu que ses parents avaient divorcé. Qu’elle venait d’un foyer instable, et que ceci expliquait cela. Mais je sais aujourd’hui qu’avoir une vie a priori très heureuse n’empêche personne d’avoir un comportement odieux, tout comme une existence difficile ne prédispose évidemment pas aux pires agissements. Alors qu’aujourd’hui le harcèlement scolaire est sur le devant de la scène – pour des histoires bien pires que celle que je viens de raconter, à l’exemple de celle de Dinah, 14 ans, qui s’est donnée la mort après avoir été victime de harcèlement scolaire selon ses proches – une question me hante : comment devient-on un harceleur ?  

Pas de portrait-robot

Terminée, l’image stéréotypée de la petite brute sans empathie. Alors que la recherche se penche de plus en plus sur ces phénomènes à l’école, tous âges confondus, on sait désormais qu’il est difficile d’établir un portrait robot de l’enfant – ou de l’ado – harceleur. « On a longtemps cru qu’un harceleur n’était pas forcément très malin, pas très fin, qu’il n’avait que la violence pour obtenir ce qu’il voulait. On sait aujourd’hui que les profils sont beaucoup plus variés », explique Chloé Tolmatcheff, docteure en sciences psychologiques et de l’éducation spécialisée sur la question du harcèlement scolaire. 
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La victime, à l’inverse, est non seulement « quantifiable » – 5 à 6% des élèves en seraient victimes, selon une étude datant de 2015 – mais aussi plus aisément identifiable. « Ce n’est pas forcément quelqu’un de fragile, mais quelqu’un qui va être considéré comme différent, note Olivia Mons, porte-parole de la fédération France Victimes. Les enfants et les adolescents sont en pleine construction, et donc en recherche de normes. Les plus jeunes sont dans une sorte de manichéisme qui fait que tout ce qui varie heurte. » La différence variant selon les âges, les classes, et les endroits, un élève harceleur peut ainsi parfois se retrouver harcelé, et inversement. « Une multitude de variables entre en compte ; beaucoup d’élèves pourraient devenir des harceleurs dans un certain contexte », pointe Chloé Tolmatcheff. 

Un terrain favorable

« Sans être déterminants, certains facteurs de risques peuvent être dénombrés, analyse Eric Debarbieux, philosophe et professeur en sciences de l’éducation. Le tempérament ou le caractère peuvent jouer un rôle, comme les facteurs familiaux. » Parmi ces derniers, le pédagogue cite par exemple celui de l’enfant cherchant sans arrêt l’attention de ses parents, déboussolé par une alternance de cajoleries et de rejets. Ou bien celui de l’adolescent élevé dans un style parental autoritariste. « Celui qui envoie perpétuellement le message : ‘Tu veux régler tes problèmes ? Sois brutal ! » », poursuit le spécialiste. Mais quand un enfant se glisse dans le rôle du harceleur, il s’agit souvent avant tout d’une histoire de circonstances. « Le déclic du harceleur peut-être provoqué par de multiples éléments : une situation de chômage d’un de ces parents, de séparation parentale, ou même d’un enfant malmené par un enseignant », pointe Nicole Catheline, pédopsychiatre spécialiste du harcèlement scolaire. 
Ce déclic peut aussi être provoqué par une situation bien plus banale, comme le passage d’un établissement à un autre. Le passage de la primaire au collège peut être propice à la naissance de ce comportement, alors que les élèves doivent se redéfinir à l’orée de l’adolescence. Ils rencontrent alors de multiples difficultés, à la fois sociales, intellectuelles, ou bien amoureuses. « Je me souviens du cas de cette jeune fille qui se faisait découper systématiquement ses sous-vêtements dans sa chambre à l’internat, raconte le psychiatre Xavier Pommereau, psychiatre à Bordeaux et spécialiste de l’adolescence en difficulté. J’ai fini par comprendre que la bande qui la prenait pour cible avait une fille en son centre, qui avait fait des avances à la victime. Elle lui avait dit non, et était désormais devenue harceleuse après avoir été éconduite. » Un exemple de blessure d’orgueil parmi d’autres. « Le harceleur n’est pas forcément très rassuré lui-même par ce qu’il est, pointe la pédopsychiatre. Mais il peut tomber sur quelqu’un d’encore moins assuré que lui, qui n’a pas la même façon de gérer ses difficultés. » La cible choisie joue alors un peu le rôle de miroir. « L’élève va prendre le second pour cible et va avoir la sensation de résister à ses propres insécurités en le harcelant », poursuit-elle.  

Exclusion sociale

Le harcèlement touche ici à sa principale fonction : celle d’un marche-pied social pour l’élève qui le pratique. « Il y a des cas d’élèves qui n’ont pas forcément une mauvaise mauvaise estime d’eux-mêmes, qui ne sont apparemment pas en souffrance, ni spécialement isolés socialement, et qui, pourtant, harcèlent », remarque Benoît Galand, docteur en psychologie et professeur en sciences de l’éducation à l’Université catholique de Louvain. Pour quelle raison ? « Ils ont essayé une fois et cela leur a apporté des bénéfices, alors ils continuent, poursuit le chercheur. Ces derniers sont simples : le statut et le pouvoir. »  
Julien Cattaneo, ancien conseiller principal d’éducation et créateur de l’association de prévention contre le harcèlement scolaire « Jouons dans la même équipe », l’a constaté dans la cour de son ancien établissement. « Je me souviens d’un groupe de filles de 4ème qui s’étaient proclamées les ‘populaires’. Elles pratiquaient une forme de harcèlement bien spécifique : celle de l’exclusion sociale, raconte-t-il. Il était symbolisé par un banc, proclamé ‘le banc des populaires’, sur lequel il était impossible de s’asseoir si vous ne faisiez pas partie de la bande. Vous étiez exclu et dénigré si vous n’aviez pas une marque de sac bien spécifique, un maquillage particulier. » 

Le ‘mobing’

Ce besoin d’être dans un groupe, voire de devenir un chef de bande, peut plus directement passer par le choix d’une cible. « Le choix est alors stratégique. On y retrouve souvent les mêmes éléments, décrit Clara*, qui anime une page Facebook recueillant les témoignages de victimes de harcèlement scolaire. Le harceleur fonctionne avec une espèce de radar, qui trouve la faiblesse ou l’isolement. » Au commencement, l’altercation peut-être perçue comme une série de plaisanteries entre amis, sans conséquence. « Cela peut commencer par des blagues, observe Chloé Tolmatcheff. Quand un gamin parvient à faire rire les autres, il s’offre un statut social plus haut dans la hiérarchie du groupe. » De cette manière, trouver une cible peut permettre de fédérer autour de soi. Le harcèlement ne devient plus seulement un enjeu d’orgueil personnel, mais de domination sociale. « Plus on désigne un ennemi, et plus un groupe se soude et devient fort », enchaîne Eric Debarbieux. Et le chef à sa tête avec lui. 
Le harceleur originel entraîne alors un groupe de témoins plus ou moins passifs avec lui. « Dans un groupe où les stratégies d’affirmation de soi sont un peu agressives, le devenir est payant », analyse Benoît Galand. D’un seul bourreau, on passe à plusieurs. « Victor Hugo disait ‘Faire du mal ensemble joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion’, cite Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie, auteur de livres sur le harcèlement entre élèves. On se moque parce que tout le monde se moque. C’est le ‘mobing’, l’idée d’un groupe mobilisé contre une victime. »  

Un glissement progressif

Le rôle des témoins ‘passifs’ est ici clé : ils servent de jauge, de ligne rouge. « Tout est une question de glissement progressif : le comportement des harceleurs devient plus agressif au fur et à mesure, en réaction au silence de leur entourage, note Benoît Galand. En privé, ces groupes peuvent désapprouver le harcèlement, mais vont craindre de s’interposer. Ils envoient ainsi le message au groupe : ‘ok, tu peux continuer’. » Et les plaisanteries peuvent vite se transformer en piques plus virulentes. « Les choses peuvent aller assez vite entre la première moquerie et l’incitation au suicide, observe Emmanuelle Piquet. Plus l’enfant souffre, plus le silence est grand, plus le harceleur a réussi son emprise. » 
Face à cette escalade, le silence général peut paraître troublant. Mais il s’explique par une mécanique simple. « Les autres suivent parce qu’ils ne veulent pas eux-mêmes devenir une victime », souligne Benoît Galand. Une stratégie de la terreur entretenue par les harceleurs, et souvent doublée de cajoleries envers le reste des jeunes. « Les harceleurs vont souvent choisir une ou deux victimes et être tout à fait sympathiques avec les autres, remarque Chloé Tolmatcheff. C’est le meilleur combo pour être dominant socialement. » On assiste alors souvent à une « suspension » des valeurs de chacun des membres du groupe. Peu importe que le harcèlement soit perçu comme quelque chose de néfaste : la théorie est perdue de vue.  

Un double accompagnement

« Un verrouillage de l’empathie se met en place, poursuit la chercheuse. Dès que l’appât du gain – ici un gain social – surpasse nos instances de contrôles, il y a un risque que l’on transige avec nos principes moraux ». Et que le ou les harceleurs mettent leur sentiment de culpabilité en veilleuse. « C’est pour ça qu’on les entend souvent se justifier en certifiant que ‘C’était pour rire’ ou que ‘Tout le monde le fait' », reprend Chloé Tolmatcheff. Une mise à distance nécessaire pour verrouiller son sentiment de culpabilité.  

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« Mais elle peut ressurgir des années plus tard, note Tiphaine Dugrand, présidente de l’association de lutte contre le harcèlement Les Outsiders. La culpabilité peut revenir, et il faut vivre avec. » Une situation d’autant plus difficile à gérer que le harceleur n’est souvent pas accompagné, même quand ses attaques à l’encontre d’autres élèves sont connues. « La solution globale, en cas de harcèlement, est souvent que la personne responsable doit changer d’établissement. Mais comment lui donner confiance dans le fait qu’elle peut s’intégrer autrement que par la violence ou la moquerie, si la seule réponse à son comportement est le rejet ? », s’interroge Tiphaine Dugrand. Son association plaide d’ailleurs, comme tous les experts interrogés, pour un double accompagnement psychologique : celui du harceleur comme de sa victime. « Ce serait le meilleur moyen pour casser le cycle », assure-t-elle. Et mettre fin durablement au harcèlement ? 

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