la manie des armes est récente. Elle dénote une radicalisation croissante d’une partie de la société, en particulier de certains hommes, qui pense remédier ainsi à un sentiment de relégation culturelle. Une évolution qui reflète celle du mouvement conservateur américain depuis une dizaine d’années et sa réponse volontiers réactionnaire aux sujets de société.
En regard, Frum, célèbre pour son opposition à Trump – il fait partie du mouvement « Never Trump » et a publié récemment Trumpocracy (2018) et Trumpocalypse (2020) -, se veut le promoteur d’un renouveau conservateur capable de répondre aux changements sociaux sans faire miroiter un retour à un illusoire âge d’or.
L’Express : En Europe, nous peinons à comprendre pourquoi votre pays autorise le port d’armes alors que ses conséquences sont si délétères. Quelle est votre position sur ce sujet ?
David Frum : Le public européen doit comprendre à quel point le débat sur le port d’armes, aux Etats-Unis, est récent.
On le représente souvent comme une tradition ancienne, à tort. Bien sûr, les Etats-Unis sont une société de colons, d’éleveurs de bétail et de fermiers, et ces personnes, partout dans le monde, ont besoin d’armes pour protéger leurs animaux contre les prédateurs. Quand les colons se sont déplacés vers l’Ouest, par ailleurs, ils avaient des armes pour se défendre les uns des autres.
Enfin, nous avons une tradition ancienne de milices non professionnelles – les Américains se sont toujours méfiés de l’armée – mais contrôlées par les Etats. Cependant, dans les trente dernières années, ces usages ont subi une perversion sous le coup de deux révolutions.
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La première est juridique. Fondée sur une idéologie nouvelle, elle a donné lieu à des lois entièrement nouvelles. La régulation usuelle du port d’armes est très largement l’apanage des Etats ; l’Etat fédéral peut intervenir mais rarement.
Jusqu’au XXIe siècle, la Cour suprême s’était très peu prononcée à ce sujet, et le cas échéant elle acceptait les régulations des Etats. Plus récemment, des droits individuels en faveur du port d’armes ont été accentués, les lois restreignant celui-ci disparaissant peu à peu. Cette année, la Cour suprême va peut-être invalider une loi de l’Etat de New York qui régule le port d’armes dans l’espace public.
Cela signifie qu’il y aura un droit fédéral constitutionnel imposé aux Etats requérant que ceux-ci permettent aux gens de porter des armes. Ce droit autorise sans ambiguïté les Américains à utiliser des armes non pas pour chasser ou se protéger en cas d’urgence, mais contre leurs concitoyens. C’est le produit de la polarisation de la société américaine, via laquelle certains Américains ont été encouragés à considérer leurs concitoyens comme des ennemis violents.
C’est inédit et bien plus radical que tout ce qui a pu exister auparavant dans notre histoire.
Et la seconde révolution ?
Elle est technologique. Les progrès techniques ont rendu les armes à la fois sophistiquées et bon marché.
Elles sont désormais largement accessibles. Résultat ? Une situation totalement nouvelle où pour 100 Américains, on compte 120 armes à feu. Une arme à feu puissante, hier, était un produit cher.
Plus maintenant : vous pouvez vous procurer un Glock pour 300 ou 400 dollars ou même moins s’il est d’occasion. L’AR-15, version simplifiée d’une arme militaire, coûte 1200 dollars. D’où cette création d’une sous-culture qui prend plaisir à acheter des armes de type militaire et non des armes de chasse.
Si vous chassez le cerf pendant une semaine, vous allez tirer, quoi, cinq coups ? Ces armes tirent des centaines de cartouches en une minute.
Ce changement correspond-il à un certain tournant dans la politique américaine ?
On peut dater les lois : en 1994 il était encore possible pour le Congrès d’interdire les armes de type militaire. Cette interdiction a duré environ 10 ans et a expiré ; après cela, il n’a plus été capable d’imposer quelque législation que ce soit sur le sujet.
La tuerie de l’école primaire Sandy Hook en 2012 a été un autre tournant : en réaction, les Etats ont rendu le port d’armes plus aisé. On s’attendait à ce que les lois changent afin d’éviter ces massacres, mais elles ont au contraire rendu l’usage des armes plus aisé, dans presque tous les Etats ! Cela s’explique largement par l’importante victoire républicaine dans certains Etats aux midterms de 2010 et 2014.
Peut-on relier cette évolution à la naissance d’un nouveau conservatisme, celui qui a débouché sur l’émergence de Donald Trump ?
Le conservatisme a en effet changé – même si je préférerais parler d’une évolution vers la « droite ».
Dans les années 1980, le niveau d’éducation était un bon prédicteur du vote républicain aux Etats-Unis – tout comme en Europe, où les partis de droite étaient des partis bourgeois. Leurs électeurs possédaient leur maison et gagnaient de l’argent en bourse. Ceux qui n’avaient pas tout cela tendaient à voter à gauche.
De 1980 à 2010, partout dans le monde développé, un glissement s’est produit : si l’on simplifie, on peut dire que les enfants des électeurs de gauche se sont mis à voter à droite, et vice-versa. Les personnes les plus éduquées ont viré à gauche. D’où l’émergence d’une nouvelle politique de centre-droit davantage fondée sur des questions culturelles – à commencer par l’insécurité sexuelle ou « raciale » – et moins sur des questions économiques.
Comment les armes interviennent-elles dans ce contexte ?
« On s’attendait à ce que les lois changent afin d’éviter ces massacres, mais elles ont au contraire rendu l’usage des armes plus aisé, dans presque tous les Etats ! »En 1980, un homme pouvait s’attendre à gagner davantage d’argent que les femmes de son entourage, qui elles devaient compter sur lui. Ils avaient d’ailleurs bien plus de chance qu’aujourd’hui d’être employés. En 2010, ce n’est plus vrai : les femmes ont plus de chances d’avoir un emploi et d’être éduquées que les hommes, et partant en sont bien moins dépendantes.
Comment un homme peut-il dès lors s’affirmer ? Par le pouvoir de vie et de mort, donc le port d’armes. C’est la raison centrale. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence que les grands spasmes du port d’armes se soient produits pendant les 8 ans de la présidence Obama puis en 2020.
Cette année-là, davantage d’armes se sont vendues aux Etats-Unis que pendant toute l’histoire du pays, et en janvier 2021, davantage d’armes se sont vendues en un mois que pendant tout autre mois de notre histoire. C’est ainsi que les hommes Américains ont répondu à la dislocation de leur vie due à la pandémie. Aux Etats-Unis, il y a sans doute 25 % de plus d’armes en circulation aujourd’hui qu’au début de celle-ci.
Le phénomène que vous décrivez concerne les hommes de tous les pays développés.
Mais nous, nous autorisons les armes ! La frustration des hommes y trouve un canal d’expression.
Certains estiment que les fusillades, quand elles visent des personnes de couleur, s’expliquent par le « racisme systémique » de la société américaine. Qu’en pensez-vous ?
L’intolérance raciale est profondément ancrée dans l’être humain, partout dans le monde.
La méfiance à l’égard des étrangers en fait partie. Les sociétés définissent l’étranger de différentes façons – par la religion, le langage, l’origine ethnique. Il me semble donc improbable que les Américains soient plus racistes que les autres.
Ce n’est pas la raison pour laquelle nous avons davantage de fusillades. En revanche, nous avons plus d’armes que les autres.
il n’y a pas eu aux Etats-Unis plus de victimes de fusillades qu’en France mais plus de fusillades.
Dans celle du Bataclan, des centaines de personnes sont mortes. Il y a en France moins de fusillades mais elles font beaucoup plus de victimes ; c’est le contraire chez nous. En France, si vous voulez commettre un tel forfait, il vous faut un niveau d’organisation et de ressources presque militaire.
nous avons affaire à des gens isolés, psychologiquement fragiles et pleins de haine, qui arrivent aisément à se procurer une arme et font leurs massacres seuls.
Toutes les autres démocraties arrivent à le faire
Les armes causent des tragédies.
Pourquoi leurs défenseurs ne remettent-ils pas en cause leurs convictions face à ces atrocités ?
Les statistiques montrent que si vous possédez une arme, vous allez probablement vous faire du mal ou blesser quelqu’un auquel vous tenez, par accident ou dans un moment de colère. L’argument usuel contre le port d’armes consiste donc à souligner cette réalité. Mais il a un grand défaut : il attaque la fierté de celui que vous voulez convaincre et est vécu comme une critique personnelle.
Le port d’armes est fondamentalement une question de fierté et de pouvoir. Vous n’aurez guère de succès si vous insinuez que cette personne ne sait pas tirer ou ne sait contrôler ni ses émotions ni sa consommation d’alcool. Cela revient à dire à quelqu’un que ses blagues ne sont pas drôles.
Pour accepter cet argument, il faut être humble et lucide sur soi-même, ce qui n’est pas si répandu.
Vous parliez du conservatisme. Vous êtes célèbre pour votre opposition à Trump.
Êtes-vous encore conservateur ?
Oui. Je suis affilié au parti républicain (dans certains Etats, les électeurs doivent mentionner leur application partisane au moment où ils s’inscrivent sur les listes électorales, NDLR). J’ai fait du porte à porte pour Reagan ; j’ai assisté à toutes les conventions républicaines de 1984 à 2016 ; j’ai travaillé pour George W.
Bush. Si je vivais dans l’Etat de Californie, comme deux de mes enfants, je préférerais probablement un gouverneur républicain à un démocrate.
Qu’est-il arrivé au conservatisme américain depuis Reagan ?
mais aussi se demander à quoi l’on sert.
La politique ne s’arrête jamais. De nouvelles questions surviennent – par exemple, les défis que représentent la Russie et la Chine – et les anciennes coalitions doivent se réaligner. Je suis entré en politique parce que je pensais que Ronald Reagan prenait l’obligation américaine envers la démocratie plus au sérieux que Jimmy Carter.
Qui aujourd’hui, la prend davantage au sérieux ? Joe Biden ou Donald Trump ? Trump, pour qui nos ennemis étaient nos amis et nos amis nos ennemis ?
En choisissant Trump, les républicains ont en quelque sorte trahi leur passé. Mais les électeurs ont exprimé ce désir. Que doivent répondre les conservateurs hostiles à Trump ?
Malgré quelques périodes de prospérité comme en 2015-2019, nous subissons désormais des crashs périodiques. L’ère de la domination conservatrice, de 1982 à 2007, s’est faite sans crise économique majeure. Depuis 2007, nous avons connu deux crises presque aussi fortes que la Grande dépression.
Ce qui signifie que même si l’Américain moyen réussit économiquement, il peut facilement tout perdre.
Ensuite, nous avons vécu un grand changement démographique : des migrations inédites à l’échelle de l’espèce humaine, à un moment où notre société a un taux de natalité propre très bas. Entre 1880 et 1914, l’immigration vers les Etats-Unis était très forte, davantage que la plus récente relativement à la population.
Mais à l’époque, comme le taux de natalité propre était élevé, la part de la population née à l’étranger n’a pas cru. Quand une forte immigration se produit vers des pays à la population stable voire déclinante, l’effet est autre. Les gens qui parlent de « grand remplacement » sont paranoïaques, mais ils font écho à des sentiments archaïques présents chez les êtres humains.
Enfin, de nouveaux défis de sécurité, dont l’Ukraine et l’environnement, apparaissent. Nous pensions que nous avions résolu les problèmes de sécurité majeurs et nous nous sommes trompés.
alors que le monde d’aujourd’hui est fondamentalement différent.
Pourquoi les conservateurs américains semblent-ils moins tenir à la liberté qu’avant ?
Là-dessus, les Etats-Unis et l’Europe divergent.
En Europe, il y a beaucoup de choses que les gens aimeraient faire et ne peuvent pas faire à cause de restrictions gouvernementales. Même se débarrasser d’un locataire qui ne paie pas son loyer est une gageure ! Le langage de la liberté a du sens parce que vous manquez de liberté. Aux Etats-Unis, les choses que nous voulons faire et ne pouvons pas faire ne viennent pas de l’action du gouvernement.
La plupart des grandes batailles sur la liberté ont été gagnées dans les années 1970. Si vous voulez monter une entreprise, vous rencontrerez très peu d’obstacles, idem pour construire une maison. En revanche, les Américains se sentent limités dans d’autres situations.
Par exemple, quand ils ne peuvent pas assez conduire ! Et c’est à cause du prix de l’essence ou des embouteillages. Ils regrettent la restriction non pas de leur liberté mais de leur volonté et de leur pouvoir. On en revient aux armes : ceux qui les défendent parlent de liberté, mais ils désignent en réalité le pouvoir que cela leur donne.
Les armes vous font vous sentir importants.
Trump répondait donc à un sentiment de manque de pouvoir et non de manque de liberté.
Oui, et j’en reviens aux nouvelles relations entre les sexes que j’évoquais tout à l’heure.
La nouvelle génération de conservateurs va devoir répondre aux tensions nouvelles entre hommes et femmes, que révèle notamment la possible remise en cause de Roe v. Wade, cet arrêt de la Cour suprême qui défend la liberté d’avorter. La plupart des Américains ont une opinion modérée sur l’avortement : ils pensent qu’il devrait être légal dans certaines circonstances mais que ce n’est pas un sujet moralement facile.
Ils exigent donc en moyenne un peu de restrictions. Mais le récent débat sur l’avortement a montré que beaucoup de conservateurs sont favorables à une société qui restreint et surveille davantage les femmes. Pourquoi ? Parce que dans les 50 dernières années, l’équilibre de la famille a été bouleversé.
« Il y a en France moins de fusillades mais elles font beaucoup plus de victimes ; c’est le contraire chez nous »Notre sortie progressive d’un modèle agricole puis industriel a rendu la force physique moins importante pour l’économie moderne, ce qui, en parallèle de l’accès des femmes à l’éducation, a permis une égalité des femmes substantielle. L’enjeu est donc de trouver un nouvel équilibre, notamment familial, dans un monde où les femmes ont acquis la liberté économique. Or parmi les réponses possibles, il y a la solution réactionnaire qui propose de faire comme si les 50 dernières années n’avaient pas existé et de retourner tout simplement au monde des usines.
C’est un réflexe confortable dans la mesure où tout, dans la vie sociale, était autrefois soutenu par le travail à l’usine.
Mais vous ne partagez pas cette vision.
Non ! Le conservatisme intelligent commence par séparer ce qui est permanent de ce qui est contingent, pour ne pas perdre d’énergie à essayer de préserver ce qui est historiquement condamné.
Car c’est impossible. Le grand facteur de la politique moderne est le changement. Nos sociétés développées veulent croître et changer, c’est dans leur nature.
Le rôle des conservateurs est donc de gouverner le changement, pas de revenir à un ordre des choses antérieur.
En 2016, J.D.
Vance, un jeune républicain, publiait Hillbilly Elegy, où il racontait son exceptionnelle trajectoire, de l’Ohio blanche et minée par la drogue au monde de la tech en passant par l’une des meilleures universités du pays. Sans opposer l’élite intellectuelle aux « déplorables », il tentait de faire comprendre d’où il venait pour mieux réconcilier l’Amérique. On pouvait voir chez lui une perspective de renouveau du conservatisme.
Aujourd’hui candidat au Sénat dans l’Ohio, il soutient désormais Trump alors qu’il l’avait vivement critiqué dans le passé. Est-ce le destin de tous ceux qui veulent refonder le conservatisme américain ?
Ce sujet est pour moi particulièrement sensible puisque les premiers écrits de J.D.
Vance ont été publiés sur le site web que j’avais fondé et ai tenu de 2009 à 2012, FrumForum.com. Beaucoup d’entre nous voyaient en lui une force pour l’avenir, quelqu’un qui venait de ce monde durement atteint et se souciait de son sort, mais était aussi connecté au monde de demain.
J. D. Vance a écrit avec beaucoup de force sur ces personnes, et notamment des hommes, qui ont été rendus comme inutiles par les bouleversements économiques et sociaux et ont fini par se faire du mal, à eux et à leur famille.
Mais Vance a fait les choix politiques que vous rappelez et je ne souhaite pas m’étendre sur son cas.
En revanche, la question qu’il a exhumée est cruciale. Que faire ? On constate des évolutions similaires dans tous les pays occidentaux.
Cependant, si ces sentiments de relégation sont puissants, cela ne veut pas dire qu’ils soient justifiés. Et l’on ne résoudra pas forcément les problèmes de ces personnes en leur donnant ce qu’ils disent vouloir. Parce que c’est largement impossible.
On ne fera pas revenir un monde ou un homme sans diplôme gagne trois fois plus qu’une femme sans diplôme, comme dans les années 1950, et où la seule carrière possible pour cette femme était de se marier avec cet homme et de s’occuper de la maison. Si votre bonheur dépend du retour de ce monde, votre bonheur est impossible.
Essayez-vous toujours de renouveler le conservatisme aujourd’hui ?
Il y a douze ans, j’ai beaucoup travaillé à tenter de changer la politique républicaine et je n’y suis pas arrivé.
Le site que j’ai lancé, FrumForum.com, n’avait pas d’influence, et le parti a choisi des principes tout autres. Aujourd’hui, j’essaie simplement d’exprimer des valeurs qui pourront être utiles le jour où ce travail commencera.
Vous avez évoqué la Russie. Avant de parler de la guerre en Ukraine, une question que nous brûlons de vous poser : êtes-vous, comme on le dit, le créateur du concept d' »axe du mal », employé pour la première fois par George W. Bush lors du discours sur l’état de l’union de 2002 ?
Et je ne le dis pas pour désavouer l’expression car je la trouve à propos, mais pour éclaircir mon rôle.
Même si vous n’êtes pas l’auteur du terme « axe du mal », pensez-vous qu’il s’applique aujourd’hui à la Russie et à ceux qui ferment les yeux sur ses actions ? Y a-t-il un nouvel axe du mal ?
mais parce qu’elles sont très isolées, elles forment des collations opportunistes.
Cela leur donne un certain niveau de pouvoir car elles peuvent agir et réagir plus vite que le grand comité qu’est l’alliance démocratique. Elles sont plus faibles mais aussi plus agiles.
Que pensez-vous de la politique étrangère américaine dans la guerre en Ukraine ?
Parce que c’est une politique coordonnée entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Europe, le Canada et le Japon, et à ce titre la coordination globale la plus réussie depuis très longtemps. La plupart de nos succès en Ukraine sont dus à une large coopération : si les sanctions financières n’avaient été imposées que par la Fed, elles auraient eu un certain impact, mais rien comparé à ce qui se produit en ce moment grâce à la BCE. Les Russes pensaient posséder 650 milliards de dollars, or ce sont essentiellement des créances sur des devises étrangères.
Ensuite, la livraison coordonnée et rapide d’aide et d’armes a été un grand succès. Une des leçons de ce conflit, c’est ce que nos grands-parents savent depuis longtemps : quand elles travaillent ensemble, les sociétés démocratiques sont puissantes.
Cependant, il faut aussi souligner le rôle joué par les services secrets américains, et en particulier le directeur de la CIA, Bill Burns.
La CIA a tenté d’alerter la Russie que l’Amérique était consciente de ses plans mais elle a échoué. Elle a alors décidé de partager ce qu’elle savait avec les Européens – elle aurait pu, comme le font d’ordinaire tous les services secrets, ne rien faire. Burns est un diplomate et pas un homme de services secrets.
Il l’a fait pour que la Russie ne puisse pas ensuite raconter des mensonges. Ensuite, le partage d’information en temps réel avec Zelensky a permis à celui-ci de détenir les informations dont il avait besoin pour prendre cette décision incroyablement héroïque de rester à Kiev et de faire face à la mort, alors que les Russes s’attendaient à ce qu’il fuie.
mais étant donné la nature du contexte, les choix faits par la coalition ont été les bons.
Il y a quelques jours, Joe Biden a déclaré que les Etats-Unis interviendraient militairement si la Chine tentait de s’emparer de Taïwan. Que pensez-vous de ses propos ?
Rappeler aux Chinois que Taïwan a des amis est donc très important. C’est le moment idéal pour le faire, et les Etats-Unis le font pour maintenir la paix.
Certains, notamment en France, comparent l’intervention en Ukraine à la guerre en Irak. Qu’en pensez-vous ?
Tout comme le terme de « grand remplacement » vient de France, celui de « mauvaise foi », que Sartre a brillamment conceptualisé, sied particulièrement à certains Français. La personne qui avance un argument de mauvaise foi est profondément indifférente à sa vérité.
Les gens qui détestent l’alliance démocratique et veulent la faire échouer ne ressentent aucun besoin d’être fidèles aux faits. Ce qui se passe en Ukraine n’est pas une intervention. Si quelqu’un pousse un enfant dans l’eau et que vous sautez dans l’eau pour le sauver, ce n’est pas de votre faute s’il est dans l’eau.
Peut-être que vous le sauverez ou non. Mais celui qui est sur le bord et l’a poussé est le coupable. Au moment où les Russes décideront de cesser cette guerre, elle cessera.
L’Ukraine n’a aucune revendication sur le territoire ukrainien. La seule revendication qu’elle pourrait avoir aujourd’hui serait celle de restitutions et de réparations pour la souffrance subie. S’il y a bien une guerre injustifiée dans l’histoire, c’est celle de l’Ukraine.
Les Ukrainiens prennent les décisions, nous ne sommes là que pour les aider. Cela peut irriter la diplomatie française, mais c’est l’Ukraine qui décidera à quoi ressemblera le traité de paix.
Quant à la guerre en Irak, elle reste pour moi une question compliquée.
Ce qu’il était juste ou injuste de faire, j’y pense constamment et je ne connais toujours pas la réponse. Si nous n’avions rien fait, la situation aurait été tout aussi terrible. En Syrie, il n’y a eu aucune intervention mais cela n’a pas empêché la guerre civile.
Peut-être que vouloir contrer de petites minorités sectaires qui gouvernent brutalement des majorités est une entreprise toujours vouée à l’échec. Mais le cas de l’Ukraine est autrement plus clair. L’opinion que quiconque a sur l’Irak ne devrait donc avoir aucun rapport avec celle qu’il a sur l’Ukraine.
Vous étiez en faveur de l’intervention en Irak, puis vous avez changé d’avis.
J’ai défendu cette intervention car je pensais que Saddam Hussein fabriquait des armes de destruction massive – nucléaires ou biologiques. Cela s’est avéré faux.
Mes raisons de soutenir la guerre n’avaient donc plus de sens. Mais certains critiques de la guerre prétendent que c’est cette intervention qui a déstabilisé l’Irak. C’est faux.
L’Irak allait vers la catastrophe dans tous les cas, comme la Syrie. Nous avons peut-être accéléré ou amplifié celle-ci, mais l’idée que Saddam était un dirigeant légitime est inacceptable.
Quels souvenirs gardez-vous de votre temps auprès de Bush ?
George W.
Bush était un homme empathique et consciencieux. Il a pris cette mauvaise décision sur l’Irak mais en a pris d’autres qui se sont avérées bonnes. La transition entre Bush et Obama en 2008-2009 est l’une des plus douces de notre histoire.
Le monde était aux prises avec une dépression mondiale. Par opposition avec la transition de 1933 entre Hoover et Roosevelt, le niveau de coopération et de coordination entre les deux administrations a été exceptionnel. Jusqu’à l’inauguration en 2009, l’équipe de Bush invitait celle d’Obama aux réunions sur la crise.
Les premiers étaient assis autour de la table, les autres dos au mur sans parler.
Que faire ? Partager ces informations avec le nouveau président ? Cela pouvait évidemment mal tourner : imaginez Trump dans cette situation, il penserait que l’équipe de son prédécesseur tente de ruiner son arrivée au pouvoir ! Mais l’équipe d’Obama fit entièrement confiance à celle de Bush. In fine, la menace s’avéra moins grande et les suspects furent appréhendés. Obama lui-même a évoqué cet épisode comme un grand moment de confiance.
Je suis reconnaissant d’avoir vécu cet épisode de notre histoire.
Et des souvenirs de votre vie politique ?
Le moment le plus important qu’a connu ma génération est 1989, quand les gouvernements autoritaires se sont effondrés de par le monde. Nous avons entrevu la possibilité d’un monde démocratique permettant de vivre libres et en sécurité.
Mais l’histoire du dernier quart de siècle, c’est celle de l’abandon de cet espoir. C’est pourquoi la guerre en Ukraine revêt un aspect si émotionnel : ces souffrances terribles sont aussi l’occasion de la restauration de ce combat.
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Dans ce contexte, les Occidentaux comprennent que la démocratie est une idée riche de sens pour laquelle certains sont prêts à se battre.
Dans la dernière décennie, les nouveaux régimes autoritaires ont prétendu que la démocratie était faible et décadente et que la dictature était forte et puissante. Nous constatons aujourd’hui que tout ce que ces gens estimaient faible s’est avéré fort, et que tout ce qu’ils estimaient puissant s’est avéré brutal et stupide.
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La chronique de Christian GollierPar Christian Gollier, directeur de la Toulouse School of EconomicsDétours de FranceEric CholLa chronique de Jean-Laurent CasselyJean-Laurent CasselyLa chronique de Sylvain FortPar Sylvain Fort
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